journal intime
70 _ Vendredi 20 décembre 2002

Ma soeur (4)

Une fois que ma sœur s'est retrouvée seule, sa santé s'est dégradée encore plus rapidement : désormais elle ne mangeait presque plus. Et elle n'avait plus personne sur le dos pour l'empêcher de se détruire. J'imagine que le moment de la semaine où elle mangeait le plus c'est quand elle venait chez nous le dimanche. Ca devait être le festin pour elle, et pourtant il n'y avait presque rien dans son assiette : juste quelques légumes, et encore elle avait du mal à les avaler. Moi qui ne suis pas du tout une grande mangeuse, même après un repas comme celui-là je serais restée affamée. Mes parents ne disaient trop rien, ils ne la voyaient qu'une fois par semaine, ce n'était pas pour faire un scandale. Et ils savaient très bien que ça ne changerait rien à l'affaire.
Ma sœur a eu dix-huit ans et sa santé devenait de plus en plus critique. Mais on ne peut pas légalement obliger un adulte à se soigner contre son gré, à moins que sa vie ne soit en danger. Il a donc fallu attendre d'en arriver à ce stade.
Un jour ma sœur nous appelle : elle venait de prendre une grande décision : intégrer l'hôpital psychiatrique de Nantes. Elle avait enfin compris, à l'entendre dire, qu'il fallait qu'elle se prenne en main pour de bon, et c'est pour cela qu'elle s'était décidée à se faire soigner à temps plein. Evidemment on était heureux à la maison. Pour la première fois elle faisait quelque chose de concret. Un moment, on a bien cru qu'elle allait s'en sortir. Mais la vérité était différente, on l'a su plus tard. Jamais elle n'avait décidé d'intégrer quoi que ce soit. Mais un jour elle s'était évanouie dans le hall de son immeuble. Evanouie de faiblesse, tout simplement. Car elle était très faible, cela va de soi. Par exemple elle était incapable d'enjamber la murette devant chez nous, qui ne doit pas faire plus de cinquante centimètres de haut. Alors elle est tombée et ne s'est pas relevée : ce sont des voisins qui ont appelé le SAMU. Elle a été ranimée, conduite à l'hôpital de La Rochelle et placée sous perfusion. Les perfusions c'était pour la nourrir, puisque même dans cet état elle refusait toujours de manger. Alors on la nourrissait avec des piqûres. Et comme sa vie était réellement en danger ils lui ont annoncé qu'elle allait être conduite dans un centre spécialisé, à Nantes. Pourquoi Nantes ? Je n'en sais rien, sans doute parce qu'il n'y avait rien de similaire à La Rochelle.
La vérité, ma mère ne nous l'a appris que plus tard, mais apparemment pour elle ce n'était pas grave. Que ma sœur ait intégré cet hôpital de force ou d'elle-même, pour ma mère c'était un détail. Mais pour moi ça changeait tout. Mais alors tout. Ca voulait dire que finalement ma sœur n'était pas si prête que ça à se faire soigner. D'ailleurs je lui ai dit, à ma mère, que jamais elle n'aurait dû me raconter ça. Qu'elle me laisse tranquillement croire à ce mensonge, puisqu'il me faisait du bien… Enfin c'est comme ça…
Le traitement des anorexiques est très strict et très sévère. Mais il n'y a que ça qui marche avec ces gens-là, et encore ça ne marche pas à tous les coups, c'est même plutôt rare. Il n'y a aucun remède miracle pour s'en sortir, souvent il suffit d'attendre quelques années que les choses ses calment, tout doucement… C'est encore un mystère pour les psychologues. Il y a bien des hypothèses, des débuts d'explications, mais rien de précis. Une fille qui est anorexique, on ne peut jamais être sûr de la raison, ni être sûr que ça passera et en combien de temps. Et chez les gars, c'est beaucoup plus rare mais quand ça arrive c'est encore pire, presque incurable. Allez savoir pourquoi.
Ainsi, le traitement est assez sévère. Au début les filles n'ont le droit de rien faire, juste rester cloîtrées dans leur chambre ou leur couloir. On leur dit : " Quand vous aurez pris trois kilos vous aurez le droit de passer un coup de téléphone et d'écrire une lettre. Trois kilos supplémentaires et vous aurez le droit de vous promener dans le parc. Trois kilos de plus et vous pourrez téléphoner librement. Encore trois kilos et vous aurez le droit de recevoir de la visite "… Et ainsi de suite jusqu'à ce qu'elles soient autorisées à sortir. Elles n'ont donc pas le choix : il faut qu'elles mangent.
Ainsi nous avons dû attendre avant de recevoir de ses nouvelles, et par la suite les lettres arrivaient au compte-gouttes. Dans l'enveloppe il y avait en général trois autres petites enveloppes : une pour mes parents, une pour moi et une pour mon petit frère. J'étais très heureuse à chaque fois. Je montais dans ma chambre et je dévorais ses écrits. Les premières étaient assez noires et tristes, mais les dernières étaient pleines d'espoir. Elle me racontait la vie dans l'hôpital. Bizarrement elle n'était pas avec les autres anorexiques, mais avec des fous. Des gens qui étaient dans le même couloir depuis vingt ans, qui faisaient des puzzles pour enfants toute la journée, et qui piquaient des colères sans raison… Dans la plupart des chambres il y avait des barreaux aux fenêtres pour les empêcher de sauter. Et ma sœur a passé des mois là-dedans. Mais à la fin elle allait mieux, ses dernières lettres étaient très enthousiastes, elle semblait persuadée d'être sur la bonne voie. Et je suis certaine qu'elle ne mentait pas à ce moment-là. Je pense qu'elle a vraiment cru que tout allait s'arranger pour elle. C'est terrible cette maladie : la personne réussit à se convaincre elle-même… Pourtant moi j'ai toujours eu quelques doutes. J'étais la seule d'ailleurs, mes parents étaient sûrs que tout allait rentrer dans l'ordre désormais. Je ne sais pas pourquoi, mais moi je n'arrivais pas y croire. Je sentais que tout ça, ce n'était qu'une pause, avant de repartir de plus belle.
Un jour enfin nous avons eu le droit de lui rendre visite. On est donc montés sur Nantes en voiture, direction l'hôpital St Jacques. C'est très grand, plutôt vieux, avec un parc. On a attendu ma sœur vingt minutes dans une grande salle meublée de quelques chaises et d'un bureau, et elle est arrivée… Elle était belle ! Comme avant ! Elle était presque normale… Ma mère était toute émue, je crois même qu'elle a pleuré de joie un petit peu. Mon père montre moins facilement ses émotions, mais je sais qu'il était heureux lui aussi. Moi j'aurais préféré être toute seule avec ma sœur, mais hélas elle n'avait droit qu'à une seule visite. Alors je parlais peu mais je me sentais bien. Pfff… la visite était limitée dans le temps : le docteur avait dit " pas plus de vingt minutes ". Alors au bout de vingt minutes il est revenu en nous demandant de nous en aller. J'avais envie de lui dire " mais va te faire foutre toi ", mais je savais bien que ça faisait partie du traitement de ma sœur, cette histoire de visites limitées dans le temps…
Et un jour ma sœur a enfin eu le droit de sortir. Elle a laissé tomber son studio pour se réinstaller chez nous.

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