Une fois que ma
sur s'est retrouvée seule, sa santé
s'est dégradée encore plus rapidement
: désormais elle ne mangeait presque plus.
Et elle n'avait plus personne sur le dos pour
l'empêcher de se détruire. J'imagine
que le moment de la semaine où elle mangeait
le plus c'est quand elle venait chez nous le dimanche.
Ca devait être le festin pour elle, et pourtant
il n'y avait presque rien dans son assiette :
juste quelques légumes, et encore elle
avait du mal à les avaler. Moi qui ne suis
pas du tout une grande mangeuse, même après
un repas comme celui-là je serais restée
affamée. Mes parents ne disaient trop rien,
ils ne la voyaient qu'une fois par semaine, ce
n'était pas pour faire un scandale. Et
ils savaient très bien que ça ne
changerait rien à l'affaire.
Ma sur a eu dix-huit ans et sa santé
devenait de plus en plus critique. Mais on ne
peut pas légalement obliger un adulte à
se soigner contre son gré, à moins
que sa vie ne soit en danger. Il a donc fallu
attendre d'en arriver à ce stade.
Un jour ma sur nous appelle : elle venait
de prendre une grande décision : intégrer
l'hôpital psychiatrique de Nantes. Elle
avait enfin compris, à l'entendre dire,
qu'il fallait qu'elle se prenne en main pour de
bon, et c'est pour cela qu'elle s'était
décidée à se faire soigner
à temps plein. Evidemment on était
heureux à la maison. Pour la première
fois elle faisait quelque chose de concret. Un
moment, on a bien cru qu'elle allait s'en sortir.
Mais la vérité était différente,
on l'a su plus tard. Jamais elle n'avait décidé
d'intégrer quoi que ce soit. Mais un jour
elle s'était évanouie dans le hall
de son immeuble. Evanouie de faiblesse, tout simplement.
Car elle était très faible, cela
va de soi. Par exemple elle était incapable
d'enjamber la murette devant chez nous, qui ne
doit pas faire plus de cinquante centimètres
de haut. Alors elle est tombée et ne s'est
pas relevée : ce sont des voisins qui ont
appelé le SAMU. Elle a été
ranimée, conduite à l'hôpital
de La Rochelle et placée sous perfusion.
Les perfusions c'était pour la nourrir,
puisque même dans cet état elle refusait
toujours de manger. Alors on la nourrissait avec
des piqûres. Et comme sa vie était
réellement en danger ils lui ont annoncé
qu'elle allait être conduite dans un centre
spécialisé, à Nantes. Pourquoi
Nantes ? Je n'en sais rien, sans doute parce qu'il
n'y avait rien de similaire à La Rochelle.
La vérité, ma mère ne nous
l'a appris que plus tard, mais apparemment pour
elle ce n'était pas grave. Que ma sur
ait intégré cet hôpital de
force ou d'elle-même, pour ma mère
c'était un détail. Mais pour moi
ça changeait tout. Mais alors tout. Ca
voulait dire que finalement ma sur n'était
pas si prête que ça à se faire
soigner. D'ailleurs je lui ai dit, à ma
mère, que jamais elle n'aurait dû
me raconter ça. Qu'elle me laisse tranquillement
croire à ce mensonge, puisqu'il me faisait
du bien
Enfin c'est comme ça
Le traitement des anorexiques est très
strict et très sévère. Mais
il n'y a que ça qui marche avec ces gens-là,
et encore ça ne marche pas à tous
les coups, c'est même plutôt rare.
Il n'y a aucun remède miracle pour s'en
sortir, souvent il suffit d'attendre quelques
années que les choses ses calment, tout
doucement
C'est encore un mystère
pour les psychologues. Il y a bien des hypothèses,
des débuts d'explications, mais rien de
précis. Une fille qui est anorexique, on
ne peut jamais être sûr de la raison,
ni être sûr que ça passera
et en combien de temps. Et chez les gars, c'est
beaucoup plus rare mais quand ça arrive
c'est encore pire, presque incurable. Allez savoir
pourquoi.
Ainsi, le traitement est assez sévère.
Au début les filles n'ont le droit de rien
faire, juste rester cloîtrées dans
leur chambre ou leur couloir. On leur dit : "
Quand vous aurez pris trois kilos vous aurez le
droit de passer un coup de téléphone
et d'écrire une lettre. Trois kilos supplémentaires
et vous aurez le droit de vous promener dans le
parc. Trois kilos de plus et vous pourrez téléphoner
librement. Encore trois kilos et vous aurez le
droit de recevoir de la visite "
Et
ainsi de suite jusqu'à ce qu'elles soient
autorisées à sortir. Elles n'ont
donc pas le choix : il faut qu'elles mangent.
Ainsi nous avons dû attendre avant de recevoir
de ses nouvelles, et par la suite les lettres
arrivaient au compte-gouttes. Dans l'enveloppe
il y avait en général trois autres
petites enveloppes : une pour mes parents, une
pour moi et une pour mon petit frère. J'étais
très heureuse à chaque fois. Je
montais dans ma chambre et je dévorais
ses écrits. Les premières étaient
assez noires et tristes, mais les dernières
étaient pleines d'espoir. Elle me racontait
la vie dans l'hôpital. Bizarrement elle
n'était pas avec les autres anorexiques,
mais avec des fous. Des gens qui étaient
dans le même couloir depuis vingt ans, qui
faisaient des puzzles pour enfants toute la journée,
et qui piquaient des colères sans raison
Dans la plupart des chambres il y avait des barreaux
aux fenêtres pour les empêcher de
sauter. Et ma sur a passé des mois
là-dedans. Mais à la fin elle allait
mieux, ses dernières lettres étaient
très enthousiastes, elle semblait persuadée
d'être sur la bonne voie. Et je suis certaine
qu'elle ne mentait pas à ce moment-là.
Je pense qu'elle a vraiment cru que tout allait
s'arranger pour elle. C'est terrible cette maladie
: la personne réussit à se convaincre
elle-même
Pourtant moi j'ai toujours
eu quelques doutes. J'étais la seule d'ailleurs,
mes parents étaient sûrs que tout
allait rentrer dans l'ordre désormais.
Je ne sais pas pourquoi, mais moi je n'arrivais
pas y croire. Je sentais que tout ça, ce
n'était qu'une pause, avant de repartir
de plus belle.
Un jour enfin nous avons eu le droit de lui rendre
visite. On est donc montés sur Nantes en
voiture, direction l'hôpital St Jacques.
C'est très grand, plutôt vieux, avec
un parc. On a attendu ma sur vingt minutes
dans une grande salle meublée de quelques
chaises et d'un bureau, et elle est arrivée
Elle était belle ! Comme avant ! Elle était
presque normale
Ma mère était
toute émue, je crois même qu'elle
a pleuré de joie un petit peu. Mon père
montre moins facilement ses émotions, mais
je sais qu'il était heureux lui aussi.
Moi j'aurais préféré être
toute seule avec ma sur, mais hélas
elle n'avait droit qu'à une seule visite.
Alors je parlais peu mais je me sentais bien.
Pfff
la visite était limitée
dans le temps : le docteur avait dit " pas
plus de vingt minutes ". Alors au bout de
vingt minutes il est revenu en nous demandant
de nous en aller. J'avais envie de lui dire "
mais va te faire foutre toi ", mais je savais
bien que ça faisait partie du traitement
de ma sur, cette histoire de visites limitées
dans le temps
Et un jour ma sur a enfin eu le droit de
sortir. Elle a laissé tomber son studio
pour se réinstaller chez nous.
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