journal intime
69 _ Jeudi 19 décembre 2002

Ma soeur (3)

Je ne sais pas combien de psychiâtres - psychothérapeutes - psychologues ma sœur a pu voir durant toutes ces années, mais au moins une bonne vingtaine. C'est ma mère qui a eu cette idée de lui faire consulter un psy, et au début elle était pleine d'espoir pour cette nouvelle solution. La pauvre, elle ne pouvait pas savoir que le cas de ma sœur était désespéré depuis le début… Parfois ma sœur revenait enchantée de ces séances, elle disait " celui-là c'est le bon, j'ai découvert plein de choses, je sens que je progresse ! " Alors ma mère était heureuse et reprenait un peu goût à la vie. Et quelquefois c'était l'inverse : " Il est nul ce psy, il me regarde bêtement et attend que je parle toute seule… " Alors ma mère lui conseillait de persévérer encore un peu, puis se résignait à lui en conseiller un autre. Pourtant moi je me dis que les psys que ma sœur n'aimait pas n'étaient certainement pas les plus mauvais, et inversement. Puisque de toutes façons elle refusait de s'en sortir, elle ne pouvait pas aimer quelqu'un qui l'aiderait à progresser…c'est logique.
Il paraît que quand un problème touche une famille, ce ne sont pas uniquement les membres concernés qui doivent en discuter, mais la famille au complet. Ainsi j'ai eu droit, moi aussi, à des séances de dialogue chez un psy, de même que mes parents et mon petit frère. C'était bizarre, ces séances de groupe… Mon père n'y croyait pas du tout et il fallait vraiment que ma mère le pousse pour qu'il y participe. Mais une fois dans le cabinet il faisait de réels efforts pour faire avancer les choses, il répondait calmement aux questions qui lui étaient posées, essayait de développer au maximum ce qu'il essayait de nous faire comprendre. Celle qui parlait le plus c'était ma sœur, comme dans la vie d'ailleurs : toujours la goule ouverte. Il était impossible de la faire taire. Ma mère aussi parlait beaucoup et à chaque fois elle me faisait de la peine. Je la sentais tendue dans ses paroles, prête à craquer à chaque nouvelle phrase. Quant à moi j'avais beaucoup de mal. J'aurais préféré qu'on me laisse tranquille mais de temps en temps on me demandait mon avis alors il fallait bien que je le donne. Et le plus souvent je m'embrouillais dans mes réponses, c'est vrai, quand on me pose des questions trop intimes ou trop personnelles je n'arrive plus à m'exprimer. Alors tant bien que mal je répondais, souvent complètement à côté de la question, et je me demandais bien si le psy serait capable de décoder quelque chose dans mon discours. Puis quand j'avais terminé je regardais les autres autour de moi pour essayer de savoir si je n'avais pas dit trop de bêtises, un peu comme à l'école… Parfois le psy relevait un petit détail dans ce que j'avais dit et il partait dessus… Enfin j'avais beaucoup de mal, encore plus que mon petit frère d'ailleurs. J'ai l'impression qu'il avait plus de recul que moi sur les choses, mais je me trompe peut-être. Des séances de ce genre il y en a eu quatre ou cinq, jusqu'à ce que ma sœur décrète que c'était inutile, et comme on ne pouvait pas l'emmener de force…
Ma mère a dû faire preuve de beaucoup d'imagination pour sans cesse trouver de nouvelles solutions. Peine perdue, aucune n'a fonctionné. Pourtant il y en avait une bonne : mes parents ont loué un studio à ma sœur, alors qu'elle avait dix-sept ans. Ma mère m'expliquait : " Maintenant qu'elle va être seule, elle va être obligée de se prendre en main, à tous les niveaux… " Mouais… Ben en fait l'effet fut inverse, plutôt que de se reconstruire ma sœur s'est détruite encore plus rapidement. Tant qu'elle était chez nous elle ne pouvait pas se faire vomir comme elle le voulait, on l'aurait remarqué. Mais chez elle, il n'y avait plus aucun obstacle à sa folie, elle ne mangeait presque plus du tout.
On la voyait assez peu, elle ne revenait nous voir que le dimanche, pour le repas. Je détestais ça, d'ailleurs, ces repas interminables du dimanche midi. Ma sœur je préférais aller la voir chez elle, toute seule, de temps en temps. Là c'était chouette. Comme je l'ai dit elle manipulait tout le monde, mais c'est encore avec moi qu'elle était la plus gentille et la plus honnête. On parlait énormément toutes les deux. Un jour elle me dit " J'ai un secret pour toi… " Evidemment j'étais contente. Elle continue " Je suis amoureuse ". Eh eh… Bon, ce n'était pas une grande première car elle était toujours amoureuse. C'est fou, elle a eu énormément de copains. Pas quand elle était maigre et moche bien sûr, là aucun gars n'aurait voulu d'elle. Mais avant c'était une très belle fille, et très sentimentale malgré les apparences. Alors elle s'enflammait vite pour ses amours. Et puis elle m'a dit " j'espère que tu me le diras, toi aussi, quand tu seras amoureuse ". Bien sûr que je te le dirai ! C'est marrant…
Quand j'avais des difficultés au collège c'est elle qui me donnait des leçons. Elle me faisait aussi beaucoup de cadeaux, le plus souvent des vêtements ou des babioles à accrocher dans les cheveux ou aux poignets. C'est elle qui me coiffait, aussi. On a essayé toutes les couleurs de cheveux et toutes les coupes.
Le seul avantage dans le départ de ma sœur en studio, c'est qu'on n'avait plus à la supporter à la maison. C'est triste à dire mais c'est vrai, l'ambiance s'est légèrement détendue, et au moins les conversations ont changé de sujet, alors qu'avant c'était ma sœur, ma sœur, et toujours ma sœur. Et puis surtout, ça nous évitait de voir trop souvent son sale physique de prisonnier d'Auschwitz. J'arrivais à peu près à la regarder tant qu'elle était habillée. En chemise de nuit c'était déjà un peu plus dur. Et un jour, vers la fin, je suis passée devant sa chambre et je l'ai vue toute nue. A l'époque elle mesurait 1 mètre 63 pour 28 kgs. J'ai été bouleversée par cette vision. Si je pouvais supprimer une image de ma mémoire, ce serait celle-ci. Comment peut-on s'infliger volontairement un tel traitement ?
Quant aux psys, j'ai fini par ne plus y croire du tout, je pensais vraiment que c'était la pire race parmi les docteurs. Mais quand ma sœur est morte, ma mère a tenu à ce que j'aille en consulter un. Je me rappelle de l'attente, toute seule. Je parcourais les affiches sur le mur et j'ai vu le mot : " Le tarif de la consultation est de 225 francs " Eh ben en plus c'est pas donné, que je me suis dit. Puis la psy est venue me chercher et je me suis assise dans son cabinet. " Pourquoi viens-tu ici ? " me demande-t-elle. " Pour faire plaisir à ma mère ", lui ai-je dit. Bon… Et puis à peu l'ambiance s'est détendue et j'en suis arrivée à parler de choses plus personnelles, sans toutefois entrer dans les détails. Et puis elle me demande " Quel est l'événement qui t'a le plus marquée dans ta vie ? " Evidemment j'ai pensé à ma sœur qui venait de décéder. Mais je ne pouvais pas lui dire. Comme je l'expliquais, je n'en parlais jamais à personne. Ni à mes parents, ni à mon frère, ni à ma sœur bien sûr, et surtout pas au collège. Je gardais tout pour moi, j'avais honte de tout ça, comme si quelque part je me sentais responsable. Et puis j'ai senti qu'il fallait en parler, que tout au moins ça me ferait du bien. Alors j'ai décroché " Ma sœur, elle est anorexique. " Ouf ! Ce fut très très dur. Rien que ça j'étais épuisée. Alors elle m'a demandé son âge. J'ai hésité à mentir, lui répondre dix-neuf… Je bouillais sur ma chaise, je me rappelle que je donnais plein de petits coups sur l'accoudoir, et que je respirais très court. Et puis je lui ai dit " elle est morte ", et là je me suis mise à pleurer pour la première fois depuis des mois. Bien sûr je lâchais quelques larmes par-ci par-là, mais jamais rien de trop. Même à l'enterrement je n'ai pas versé une seule larme. Je gardais tout en moi, et pourtant il y en avait beaucoup. Mais là dans le cabinet je ne pouvais plus me contrôler, tout est sorti et je ne pouvais plus l'arrêter. En plus je me sentais gênée de me montrer ainsi devant quelqu'un, mais je n'avais plus le contrôle. J'ai dû pleurer ainsi pendant vingt minutes, en silence car la psy ne me disait plus rien. En sortant du cabinet je ne m'étais jamais sentie aussi bien depuis des années. J'ai continué de la consulter pendant un an, et finalement ça m'a beaucoup apporté.
Je m'aperçois que je ne raconte pas les choses dans l'ordre. J'en étais rendue au moment où ma sœur emménageait dans son studio. Mais je veux y aller petit à petit alors ce sera pour demain.

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