Je ne sais pas
combien de psychiâtres - psychothérapeutes
- psychologues ma sur a pu voir durant toutes
ces années, mais au moins une bonne vingtaine.
C'est ma mère qui a eu cette idée
de lui faire consulter un psy, et au début
elle était pleine d'espoir pour cette nouvelle
solution. La pauvre, elle ne pouvait pas savoir
que le cas de ma sur était désespéré
depuis le début
Parfois ma sur
revenait enchantée de ces séances,
elle disait " celui-là c'est le bon,
j'ai découvert plein de choses, je sens
que je progresse ! " Alors ma mère
était heureuse et reprenait un peu goût
à la vie. Et quelquefois c'était
l'inverse : " Il est nul ce psy, il me regarde
bêtement et attend que je parle toute seule
" Alors ma mère lui conseillait de
persévérer encore un peu, puis se
résignait à lui en conseiller un
autre. Pourtant moi je me dis que les psys que
ma sur n'aimait pas n'étaient certainement
pas les plus mauvais, et inversement. Puisque
de toutes façons elle refusait de s'en
sortir, elle ne pouvait pas aimer quelqu'un qui
l'aiderait à progresser
c'est logique.
Il paraît que quand un problème touche
une famille, ce ne sont pas uniquement les membres
concernés qui doivent en discuter, mais
la famille au complet. Ainsi j'ai eu droit, moi
aussi, à des séances de dialogue
chez un psy, de même que mes parents et
mon petit frère. C'était bizarre,
ces séances de groupe
Mon père
n'y croyait pas du tout et il fallait vraiment
que ma mère le pousse pour qu'il y participe.
Mais une fois dans le cabinet il faisait de réels
efforts pour faire avancer les choses, il répondait
calmement aux questions qui lui étaient
posées, essayait de développer au
maximum ce qu'il essayait de nous faire comprendre.
Celle qui parlait le plus c'était ma sur,
comme dans la vie d'ailleurs : toujours la goule
ouverte. Il était impossible de la faire
taire. Ma mère aussi parlait beaucoup et
à chaque fois elle me faisait de la peine.
Je la sentais tendue dans ses paroles, prête
à craquer à chaque nouvelle phrase.
Quant à moi j'avais beaucoup de mal. J'aurais
préféré qu'on me laisse tranquille
mais de temps en temps on me demandait mon avis
alors il fallait bien que je le donne. Et le plus
souvent je m'embrouillais dans mes réponses,
c'est vrai, quand on me pose des questions trop
intimes ou trop personnelles je n'arrive plus
à m'exprimer. Alors tant bien que mal je
répondais, souvent complètement
à côté de la question, et
je me demandais bien si le psy serait capable
de décoder quelque chose dans mon discours.
Puis quand j'avais terminé je regardais
les autres autour de moi pour essayer de savoir
si je n'avais pas dit trop de bêtises, un
peu comme à l'école
Parfois
le psy relevait un petit détail dans ce
que j'avais dit et il partait dessus
Enfin
j'avais beaucoup de mal, encore plus que mon petit
frère d'ailleurs. J'ai l'impression qu'il
avait plus de recul que moi sur les choses, mais
je me trompe peut-être. Des séances
de ce genre il y en a eu quatre ou cinq, jusqu'à
ce que ma sur décrète que
c'était inutile, et comme on ne pouvait
pas l'emmener de force
Ma mère a dû faire preuve de beaucoup
d'imagination pour sans cesse trouver de nouvelles
solutions. Peine perdue, aucune n'a fonctionné.
Pourtant il y en avait une bonne : mes parents
ont loué un studio à ma sur,
alors qu'elle avait dix-sept ans. Ma mère
m'expliquait : " Maintenant qu'elle va être
seule, elle va être obligée de se
prendre en main, à tous les niveaux
" Mouais
Ben en fait l'effet fut inverse,
plutôt que de se reconstruire ma sur
s'est détruite encore plus rapidement.
Tant qu'elle était chez nous elle ne pouvait
pas se faire vomir comme elle le voulait, on l'aurait
remarqué. Mais chez elle, il n'y avait
plus aucun obstacle à sa folie, elle ne
mangeait presque plus du tout.
On la voyait assez peu, elle ne revenait nous
voir que le dimanche, pour le repas. Je détestais
ça, d'ailleurs, ces repas interminables
du dimanche midi. Ma sur je préférais
aller la voir chez elle, toute seule, de temps
en temps. Là c'était chouette. Comme
je l'ai dit elle manipulait tout le monde, mais
c'est encore avec moi qu'elle était la
plus gentille et la plus honnête. On parlait
énormément toutes les deux. Un jour
elle me dit " J'ai un secret pour toi
" Evidemment j'étais contente. Elle
continue " Je suis amoureuse ". Eh eh
Bon, ce n'était pas une grande première
car elle était toujours amoureuse. C'est
fou, elle a eu énormément de copains.
Pas quand elle était maigre et moche bien
sûr, là aucun gars n'aurait voulu
d'elle. Mais avant c'était une très
belle fille, et très sentimentale malgré
les apparences. Alors elle s'enflammait vite pour
ses amours. Et puis elle m'a dit " j'espère
que tu me le diras, toi aussi, quand tu seras
amoureuse ". Bien sûr que je te le
dirai ! C'est marrant
Quand j'avais des difficultés au collège
c'est elle qui me donnait des leçons. Elle
me faisait aussi beaucoup de cadeaux, le plus
souvent des vêtements ou des babioles à
accrocher dans les cheveux ou aux poignets. C'est
elle qui me coiffait, aussi. On a essayé
toutes les couleurs de cheveux et toutes les coupes.
Le seul avantage dans le départ de ma sur
en studio, c'est qu'on n'avait plus à la
supporter à la maison. C'est triste à
dire mais c'est vrai, l'ambiance s'est légèrement
détendue, et au moins les conversations
ont changé de sujet, alors qu'avant c'était
ma sur, ma sur, et toujours ma sur.
Et puis surtout, ça nous évitait
de voir trop souvent son sale physique de prisonnier
d'Auschwitz. J'arrivais à peu près
à la regarder tant qu'elle était
habillée. En chemise de nuit c'était
déjà un peu plus dur. Et un jour,
vers la fin, je suis passée devant sa chambre
et je l'ai vue toute nue. A l'époque elle
mesurait 1 mètre 63 pour 28 kgs. J'ai été
bouleversée par cette vision. Si je pouvais
supprimer une image de ma mémoire, ce serait
celle-ci. Comment peut-on s'infliger volontairement
un tel traitement ?
Quant aux psys, j'ai fini par ne plus y croire
du tout, je pensais vraiment que c'était
la pire race parmi les docteurs. Mais quand ma
sur est morte, ma mère a tenu à
ce que j'aille en consulter un. Je me rappelle
de l'attente, toute seule. Je parcourais les affiches
sur le mur et j'ai vu le mot : " Le tarif
de la consultation est de 225 francs " Eh
ben en plus c'est pas donné, que je me
suis dit. Puis la psy est venue me chercher et
je me suis assise dans son cabinet. " Pourquoi
viens-tu ici ? " me demande-t-elle. "
Pour faire plaisir à ma mère ",
lui ai-je dit. Bon
Et puis à peu
l'ambiance s'est détendue et j'en suis
arrivée à parler de choses plus
personnelles, sans toutefois entrer dans les détails.
Et puis elle me demande " Quel est l'événement
qui t'a le plus marquée dans ta vie ? "
Evidemment j'ai pensé à ma sur
qui venait de décéder. Mais je ne
pouvais pas lui dire. Comme je l'expliquais, je
n'en parlais jamais à personne. Ni à
mes parents, ni à mon frère, ni
à ma sur bien sûr, et surtout
pas au collège. Je gardais tout pour moi,
j'avais honte de tout ça, comme si quelque
part je me sentais responsable. Et puis j'ai senti
qu'il fallait en parler, que tout au moins ça
me ferait du bien. Alors j'ai décroché
" Ma sur, elle est anorexique. "
Ouf ! Ce fut très très dur. Rien
que ça j'étais épuisée.
Alors elle m'a demandé son âge. J'ai
hésité à mentir, lui répondre
dix-neuf
Je bouillais sur ma chaise, je
me rappelle que je donnais plein de petits coups
sur l'accoudoir, et que je respirais très
court. Et puis je lui ai dit " elle est morte
", et là je me suis mise à
pleurer pour la première fois depuis des
mois. Bien sûr je lâchais quelques
larmes par-ci par-là, mais jamais rien
de trop. Même à l'enterrement je
n'ai pas versé une seule larme. Je gardais
tout en moi, et pourtant il y en avait beaucoup.
Mais là dans le cabinet je ne pouvais plus
me contrôler, tout est sorti et je ne pouvais
plus l'arrêter. En plus je me sentais gênée
de me montrer ainsi devant quelqu'un, mais je
n'avais plus le contrôle. J'ai dû
pleurer ainsi pendant vingt minutes, en silence
car la psy ne me disait plus rien. En sortant
du cabinet je ne m'étais jamais sentie
aussi bien depuis des années. J'ai continué
de la consulter pendant un an, et finalement ça
m'a beaucoup apporté.
Je m'aperçois que je ne raconte pas les
choses dans l'ordre. J'en étais rendue
au moment où ma sur emménageait
dans son studio. Mais je veux y aller petit à
petit alors ce sera pour demain.
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