journal intime
68 _ Mercredi 18 décembre 2002

Ma soeur (2)

Les mois ont passé et les choses allaient en empirant. A la maison, c'est ma sœur qui faisait la loi. Pourtant il n'y a pas plus autoritaire que mon père, il est militaire jusqu'au bout des doigts. Mais il a bien dû se rendre compte qu'il aurait beau user de toute son autorité, jamais il n'aurait le dessus sur ma sœur. Parce qu'elle prenait les autres par les sentiments. Elle savait parler aux gens et les faire aller dans la direction qu'elle souhaitait. Il ne fallait surtout pas discuter avec elle, sinon elle était capable de vous faire culpabiliser et bientôt, c'est vous qui étiez responsable de ses malheurs. Ma mère a commencé à faire une dépression nerveuse et mon père a décidé de ne plus s'occuper de tout ça. Il s'est peu à peu retiré, puisque à chaque fois qu'il essayait d'intervenir ça se terminait en dispute. C'est vrai qu'il n'a jamais été doué pour la communication, mon père… Et moi je prenais de plus en plus de recul, du moins en apparence. Mais je sais bien, avec le recul, que dans mon cœur j'étais de plus en plus proche de ma sœur, et que finalement je me détruisais moi aussi peu à peu. A cette époque j'ai commencé à avoir des idées fixes et des TOC, troubles obsessionnels du comportement. Par exemple j'étais persuadée qu'un fil était accroché dans mon dos et qu'il risquait de me serrer et de m'étouffer. Si en me couchant je faisais un tour sur moi-même, je ne pouvais pas dormir. Il fallait que je me relève, que je refasse un autre tour sur moi-même mais dans l'autre sens, afin de défaire le fil imaginaire enroulé autour de moi. Alors je réussissais à fermer les yeux, et encore…
Quant aux idées fixes, elles arrivaient comme ça, sans prévenir et sans raison. Au nouvel an de cette année-là, la fête avait lieu chez nous. Toute la famille était là, notamment mes cousins et cousines. On s'amusait, tout allait bien, et puis d'un seul coup je me suis retrouvée incapable de rire avec les autres. Je n'arrivais plus à me concentrer sur quoi que ce soit. J'avais des idées noires et fixes, et ça me coupait carrément la parole. Je sentais une peur en moi, une peur inexplicable, alors que tout se passait bien. Quelque chose m'angoissait mais je ne savais pas quoi. J'ai quitté le salon et me suis assise dans la cuisine, mais la peur ne partait pas. Ma cousine est arrivée et m'a demandé ce que je faisais là, bêtement, alors que tout le monde s'amusait. Et puis elle m'agaçait " Mais viens donc, t'as l'air maligne ici ! Allez viens ! ". J'ai fini par lui dire de fermer sa sale gueule, elle l'a très mal pris et est repartie. Tant mieux.
Chez moi je ne décrochais plus un mot. Je restais silencieuse et renfermée, et mes parents ne s'en rendaient même pas compte tellement ils étaient obnubilés par ma sœur. Par contre au collège je me rattrapais. Cette année-là j'ai collectionné les heures de retenue et les avertissements, je n'avais que onze-douze ans pourtant… A chaque conseil de classe je me faisais accabler, les notes étaient correctes mais j'étais beaucoup trop bavarde. Si bien que mon père a décidé d'assister au dernier conseil de classe, celui du mois de juin. Horreur ! Je savais que ce conseil serait le pire de tous, que je me ferais encore plus accabler que les précédents. Et mon père me faisait très peur. Il ne m'a jamais frappée pourtant, mais il était grand et moi petite, et quand il me regardait sévèrement en élevant la voix j'en étais traumatisée. J'avais une peur folle de ce conseil de classe et de la dispute que je recevrais après, alors j'ai décidé de fuguer.
C'était un jeudi de fin juin. A cause du conseil on n'avait pas cours l'après-midi, je suis donc rentrée chez moi à midi avec l'intention de me préparer un petit sac avec des fruits dedans et de l'eau. Manque de chance, j'avais oublié que mon père avait pris sa journée, pour assister au conseil, justement… Alors je me suis approchée à pas de loup de la maison. J'ai sorti une feuille de mon cartable sur laquelle j'ai écrit " Ne dites à personne que je suis partie. Je reviendrai bientôt. " J'ai posé la feuille devant l'entrée avec des pierres dessus pour pas qu'elle s'envole, et je me suis enfuie à toutes jambes. J'ai couru jusqu'au centre-ville la trouille au ventre. Et là j'ai pris un car pour me rendre dans la campagne rochelaise.
Je suis ainsi allée jusqu'au village de l'école de ma mère, puisque je le connaissais par cœur, ainsi que les chemins environnant. J'ai emprunté l'un de ces chemins au hasard, j'ai balancé mon cartable dans un buisson et je suis partie droit devant, en marchant assez rapidement.
Et là ce fut l'enfer. J'allais à travers champs au hasard, sans savoir où j'étais, tout était désert et le soleil tapait très fort. Parfois j'atterrissais dans un petit hameau, je passais devant une ferme discrètement et je poursuivais ma route. Mais une question m'obsédait : où dormir ? Je repérais bien des endroits, mais tous me faisaient peur. Finalement j'ai décidé de revenir sur mes pas vers le village, puisque j'avais en tête un champ où il ne passait jamais personne et où j'étais certaine d'être tranquille. Seulement il y avait plusieurs heures que je marchais et je commençais à être très fatiguée. Mais tant bien que mal je suis revenue. J'avais très mal aux jambes, et surtout très soif. Le soleil tapait comme du plomb sur ces petits chemins cailloutés, j'avais la gorge toute sèche et les lèvres tout abîmées. J'aurais donné n'importe quoi pour un verre d'eau. Mais je n'osais pas demandé dans les fermes que je rencontrais, de peur d'éveiller les soupçons. Quand je suis arrivée au village, la nuit commençait à tomber.
Avant d'aller dans le champ en question je me suis dit que j'allais faire un tour au terrain de foot pour boire un petit coup, un gros coup même, aux robinets. J'ai donc pris la petite rue qui y mène. Et là, j'avais à peine fait trois pas que j'ai vu une voiture arriver en sens inverse et s'arrêter à côté de moi. Je ne connaissais pas le conducteur mais à côté de lui il y avait une copine à moi. L'homme m'a dit " ben tu sais tes parents ils sont drôlement inquiets… " Bon… Je suis montée à l'arrière sans dire un mot et il m'a ramenée chez lui. Ben ouais, il était à ma recherche, de même que des dizaines de personnes. Mes parents avaient alerté tout le monde, tous ceux qui me connaissaient, la gendarmerie, et il y a même eu une annonce passée à la radio avec ma description physique et les vêtements que je portais… Une copine m'a raconté qu'elle avait vu ma mère en pleurs arrêter les voitures devant chez nous en leur montrant une photo de moi et en leur demandant s'ils m'avaient vue. Quand je pense à cela ça me fait mal.
Une fois arrivés chez lui, le monsieur m'a donné de l'eau pendant que sa femme appelait ma mère. Vingt minutes plus tard, ma mère est arrivée.
Je n'oublierai jamais la tête qu'elle faisait. Comme si le monde s'était écroulé sur elle, elle avait dû perdre cinq kilos, elle était toute pâle. Elle n'a rien dit mais elle me posait des milliers de questions dans son regard : " Mais pourquoi t'as fait ça ? Mais qu'est ce qu'il t'arrive ? Ma fille… " Elle est venue vers moi et m'a serrée très fort dans ses bras en pleurant de longs sanglots. Et moi aussi j'ai craqué, je me suis mise à chialer en la serrant contre moi. Je réalisais tout juste l'ampleur de ce que je venais de faire. C'était ma peur qui retombait, mon stress et ma fatigue. J'étais au bout du rouleau.

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