Les mois ont passé
et les choses allaient en empirant. A la maison,
c'est ma sur qui faisait la loi. Pourtant
il n'y a pas plus autoritaire que mon père,
il est militaire jusqu'au bout des doigts. Mais
il a bien dû se rendre compte qu'il aurait
beau user de toute son autorité, jamais
il n'aurait le dessus sur ma sur. Parce
qu'elle prenait les autres par les sentiments.
Elle savait parler aux gens et les faire aller
dans la direction qu'elle souhaitait. Il ne fallait
surtout pas discuter avec elle, sinon elle était
capable de vous faire culpabiliser et bientôt,
c'est vous qui étiez responsable de ses
malheurs. Ma mère a commencé à
faire une dépression nerveuse et mon père
a décidé de ne plus s'occuper de
tout ça. Il s'est peu à peu retiré,
puisque à chaque fois qu'il essayait d'intervenir
ça se terminait en dispute. C'est vrai
qu'il n'a jamais été doué
pour la communication, mon père
Et
moi je prenais de plus en plus de recul, du moins
en apparence. Mais je sais bien, avec le recul,
que dans mon cur j'étais de plus
en plus proche de ma sur, et que finalement
je me détruisais moi aussi peu à
peu. A cette époque j'ai commencé
à avoir des idées fixes et des TOC,
troubles obsessionnels du comportement. Par exemple
j'étais persuadée qu'un fil était
accroché dans mon dos et qu'il risquait
de me serrer et de m'étouffer. Si en me
couchant je faisais un tour sur moi-même,
je ne pouvais pas dormir. Il fallait que je me
relève, que je refasse un autre tour sur
moi-même mais dans l'autre sens, afin de
défaire le fil imaginaire enroulé
autour de moi. Alors je réussissais à
fermer les yeux, et encore
Quant aux idées fixes, elles arrivaient
comme ça, sans prévenir et sans
raison. Au nouvel an de cette année-là,
la fête avait lieu chez nous. Toute la famille
était là, notamment mes cousins
et cousines. On s'amusait, tout allait bien, et
puis d'un seul coup je me suis retrouvée
incapable de rire avec les autres. Je n'arrivais
plus à me concentrer sur quoi que ce soit.
J'avais des idées noires et fixes, et ça
me coupait carrément la parole. Je sentais
une peur en moi, une peur inexplicable, alors
que tout se passait bien. Quelque chose m'angoissait
mais je ne savais pas quoi. J'ai quitté
le salon et me suis assise dans la cuisine, mais
la peur ne partait pas. Ma cousine est arrivée
et m'a demandé ce que je faisais là,
bêtement, alors que tout le monde s'amusait.
Et puis elle m'agaçait " Mais viens
donc, t'as l'air maligne ici ! Allez viens ! ".
J'ai fini par lui dire de fermer sa sale gueule,
elle l'a très mal pris et est repartie.
Tant mieux.
Chez moi je ne décrochais plus un mot.
Je restais silencieuse et renfermée, et
mes parents ne s'en rendaient même pas compte
tellement ils étaient obnubilés
par ma sur. Par contre au collège
je me rattrapais. Cette année-là
j'ai collectionné les heures de retenue
et les avertissements, je n'avais que onze-douze
ans pourtant
A chaque conseil de classe
je me faisais accabler, les notes étaient
correctes mais j'étais beaucoup trop bavarde.
Si bien que mon père a décidé
d'assister au dernier conseil de classe, celui
du mois de juin. Horreur ! Je savais que ce conseil
serait le pire de tous, que je me ferais encore
plus accabler que les précédents.
Et mon père me faisait très peur.
Il ne m'a jamais frappée pourtant, mais
il était grand et moi petite, et quand
il me regardait sévèrement en élevant
la voix j'en étais traumatisée.
J'avais une peur folle de ce conseil de classe
et de la dispute que je recevrais après,
alors j'ai décidé de fuguer.
C'était un jeudi de fin juin. A cause du
conseil on n'avait pas cours l'après-midi,
je suis donc rentrée chez moi à
midi avec l'intention de me préparer un
petit sac avec des fruits dedans et de l'eau.
Manque de chance, j'avais oublié que mon
père avait pris sa journée, pour
assister au conseil, justement
Alors je
me suis approchée à pas de loup
de la maison. J'ai sorti une feuille de mon cartable
sur laquelle j'ai écrit " Ne dites
à personne que je suis partie. Je reviendrai
bientôt. " J'ai posé la feuille
devant l'entrée avec des pierres dessus
pour pas qu'elle s'envole, et je me suis enfuie
à toutes jambes. J'ai couru jusqu'au centre-ville
la trouille au ventre. Et là j'ai pris
un car pour me rendre dans la campagne rochelaise.
Je suis ainsi allée jusqu'au village de
l'école de ma mère, puisque je le
connaissais par cur, ainsi que les chemins
environnant. J'ai emprunté l'un de ces
chemins au hasard, j'ai balancé mon cartable
dans un buisson et je suis partie droit devant,
en marchant assez rapidement.
Et là ce fut l'enfer. J'allais à
travers champs au hasard, sans savoir où
j'étais, tout était désert
et le soleil tapait très fort. Parfois
j'atterrissais dans un petit hameau, je passais
devant une ferme discrètement et je poursuivais
ma route. Mais une question m'obsédait
: où dormir ? Je repérais bien des
endroits, mais tous me faisaient peur. Finalement
j'ai décidé de revenir sur mes pas
vers le village, puisque j'avais en tête
un champ où il ne passait jamais personne
et où j'étais certaine d'être
tranquille. Seulement il y avait plusieurs heures
que je marchais et je commençais à
être très fatiguée. Mais tant
bien que mal je suis revenue. J'avais très
mal aux jambes, et surtout très soif. Le
soleil tapait comme du plomb sur ces petits chemins
cailloutés, j'avais la gorge toute sèche
et les lèvres tout abîmées.
J'aurais donné n'importe quoi pour un verre
d'eau. Mais je n'osais pas demandé dans
les fermes que je rencontrais, de peur d'éveiller
les soupçons. Quand je suis arrivée
au village, la nuit commençait à
tomber.
Avant d'aller dans le champ en question je me
suis dit que j'allais faire un tour au terrain
de foot pour boire un petit coup, un gros coup
même, aux robinets. J'ai donc pris la petite
rue qui y mène. Et là, j'avais à
peine fait trois pas que j'ai vu une voiture arriver
en sens inverse et s'arrêter à côté
de moi. Je ne connaissais pas le conducteur mais
à côté de lui il y avait une
copine à moi. L'homme m'a dit " ben
tu sais tes parents ils sont drôlement inquiets
" Bon
Je suis montée à
l'arrière sans dire un mot et il m'a ramenée
chez lui. Ben ouais, il était à
ma recherche, de même que des dizaines de
personnes. Mes parents avaient alerté tout
le monde, tous ceux qui me connaissaient, la gendarmerie,
et il y a même eu une annonce passée
à la radio avec ma description physique
et les vêtements que je portais
Une
copine m'a raconté qu'elle avait vu ma
mère en pleurs arrêter les voitures
devant chez nous en leur montrant une photo de
moi et en leur demandant s'ils m'avaient vue.
Quand je pense à cela ça me fait
mal.
Une fois arrivés chez lui, le monsieur
m'a donné de l'eau pendant que sa femme
appelait ma mère. Vingt minutes plus tard,
ma mère est arrivée.
Je n'oublierai jamais la tête qu'elle faisait.
Comme si le monde s'était écroulé
sur elle, elle avait dû perdre cinq kilos,
elle était toute pâle. Elle n'a rien
dit mais elle me posait des milliers de questions
dans son regard : " Mais pourquoi t'as fait
ça ? Mais qu'est ce qu'il t'arrive ? Ma
fille
" Elle est venue vers moi et
m'a serrée très fort dans ses bras
en pleurant de longs sanglots. Et moi aussi j'ai
craqué, je me suis mise à chialer
en la serrant contre moi. Je réalisais
tout juste l'ampleur de ce que je venais de faire.
C'était ma peur qui retombait, mon stress
et ma fatigue. J'étais au bout du rouleau.
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