Pour moi, tout
a commencé un après-midi de septembre
1996, alors que nous étions en vacances
au bord de la Méditerranée avec
ma famille. Mes parents marchaient devant avec
mon petit frère, tandis que ma sur
et moi étions un peu plus à l'arrière.
Ma sur avait quinze ans et moi onze. D'un
seul coup elle me dit " Tu sais, Maman, elle
devient folle. Elle veut que je mange sans arrêt,
elle va finir par me tuer. Et tu verras que bientôt
elle s'en prendra à toi aussi ". Ma
sur c'était mon idole, je prenais
la moindre de ses paroles pour argent comptant.
Et effectivement, j'avais bien vu que depuis quelques
semaines ma mère n'était plus tout
à fait la même. Je la sentais plus
inquiète, moins souriante, sans comprendre
pourquoi. Ce que m'apprenait ma sur m'intéressait
donc beaucoup. Elle continua : " Il faut
que tu m'aides. De temps en temps à table,
tu piqueras un peu dans mon assiette, comme ça
j'en aurai moins à manger. J'en ai parlé
à Papa, il est d'accord pour le faire ".
Je n'en revenais pas. C'était un énorme
mensonge, jamais mon père n'aurait pu être
d'accord avec ça, mais encore une fois
je l'ai cru. Et dans ma petite tête j'essayais
de comprendre. Pourquoi d'un seul coup ma sur
et mon père se liguaient contre ma mère
? C'était donc vrai qu'elle devenait folle
? Moi je l'aimais ma mère, comme tous les
enfants, alors j'ai eu très peur pour elle
.
Quant au fait de piquer dans l'assiette de ma
sur, ça je ne l'ai jamais fait. D'abord
parce que j'avais un appétit d'oiseau et
que je me voyais mal devoir manger d'avantage,
ensuite parce que ma mère l'aurait bien
vu. Tant mieux si je ne l'ai pas fait. Au moins
je n'aurai pas participé, même involontairement,
à la déchéance de ma sur.
Mais ce jour-là, j'ai vraiment senti que
quelque chose ne tournait pas rond.
Et puis les cours ont repris. Pour moi c'était
un moment important : la rentrée au collège.
Tous les soirs en arrivant chez moi je prenais
un petit goûter dans la cuisine, un pain
au chocolat avec un bol de lait, encore une petite
habitude que j'ai perdue d'ailleurs. Un soir j'étais
seule avec ma sur dans la cuisine. Je prenais
mon goûter habituel, et elle elle a mangé
un petit pain également, puis deux, puis
trois. Tout me parlant de choses et d'autres sans
importance
Et puis elle est sortie de la
cuisine pour aller aux toilettes. Je savais très
bien ce qu'elle allait y faire. Je savais très
bien qu'elle se faisait vomir après avoir
mangé, j'avais entendu ma mère en
parler discrètement avec mon père,
sans savoir que je n'en perdais pas une miette.
Alors j'ai tendu l'oreille pour écouter.
Et je l'ai entendue recracher ses trois pains
aux chocolats dans la cuvette puis tirer la chasse
d'eau. Ensuite elle est revenue, l'air de rien,
et a continué à me parler tranquillement
comme si de rien n'était. Mais moi je n'arrivais
plus à écouter ce qu'elle me racontait.
J'ignorais tout de l'anorexie bien sûr,
mais instinctivement je sentais que c'était
quelque chose de très grave, et que ça
allait nous mener très loin. Je le savais
bien, moi, que ce ne serait pas l'affaire de quelques
mois. Je sentais que les années à
venir seraient terribles. Alors j'ai hésité
à lui demander ce qu'elle avait fait. Dans
ma tête les idées défilaient
" je lui parle ? je lui parle pas ? "
J'avais très peur de le faire car ma sur
était très impulsive et coléreuse,
elle pouvait se mettre à crier sur n'importe
qui, même moi. Mais j'ai senti qu'il fallait
que je lui parle, au moins une fois. Alors je
lui ai demandé timidement " Tu t'es
faite vomir ? " Elle n'a pas eu l'air déstabilisée
Il faut savoir qu'en général les
anorexiques sont des gens très intelligents,
avec beaucoup de caractère, et surtout
très manipulateurs. Alors elle m'a répondu
" Oui, j'avais un peu trop mangé je
me sentais pas bien, j'ai préféré
me faire vomir pour pas être malade "
Ah bon. J'ai fait semblant de la croire. Mais
elle s'est approchée de moi bizarrement,
elle m'a fixée dans les yeux en me serrant
très fort les poignets et elle m'a dit
fermement " Mais surtout tu ne le dis pas
à Maman. Tu me promets hein ? Tu me promets
que tu ne vas pas lui dire ? " elle me disait
ça méchamment, presque comme une
menace. Elle me faisait peur. J'ai répondu
" oui oui, promis
" Et elle est
partie.
Et moi je suis restée paralysée
devant mon bol de lait. Six ans après je
m'en rappelle encore très bien, j'avais
les yeux fixés au mur et je tremblais de
tout mon corps. Je ne savais plus quoi penser.
Je venais de promettre de ne rien dire, de toutes
façons ma mère le savait très
bien, je ne lui aurais rien appris de plus
Mais je ne comprenais pas. Tout s'était
mis à changer en l'espace de quelques semaines.
Mon père était de plus en plus distant,
ma mère commençait à faire
une dépression nerveuse. Un rien l'énervait,
y compris moi. Et ma sur faisait sa loi
au milieu de tout ça. Le soir, ma mère
passait des heures à discuter avec ma sur,
dans sa chambre, pour essayer de comprendre ce
qui n'allait pas. Elle aurait mieux fait de lui
coller des baffes. Elle ne comprenait pas que
ma sur la manipulait. Moi vous pouvez m'engueuler
autant que vous le voulez, ça ne servira
à rien. Il faut m'expliquer les choses
calmement pour me faire changer. Tandis que ma
sur c'était le contraire, plus vous
discutiez avec elle et plus elle n'en faisait
qu'à sa tête. Il fallait la secouer.
On était très différentes,
elle et moi. Mais on s'adorait mutuellement, ça
c'est sûr. Et si elle a manipulé
tout le monde pendant des années, c'est
encore avec moi qu'elle sera restée la
plus honnête.
Ce mois de septembre, c'est le temps où
j'ai ressenti que tout était terminé.
La fin de l'enfance. Pour la première fois
je me suis sentie mal dans ma peau et dans ma
tête, pour la première fois je me
suis posée des questions. Pourquoi ceci,
pourquoi cela ? Je ne comprenais plus rien. En
quelques mois tout s'était transformé,
et l'angoisse s'installait.
Et j'ai pris la décision de ne pas me mêler
de tout ça. Presque volontairement je me
suis dit " ce ne sont pas mes affaires, je
n'ai pas à m'en occuper ". Pourtant
c'était bien mes affaires, à moi
aussi. Et j'aurais mieux fait de m'en occuper.
Ca n'aurait rien changé pour ma sur,
mais moi ça m'aurait aidée, ne serait-ce
que d'en parler autour de moi, sans forcément
chercher une solution, juste en parler à
ceux qui auraient bien voulu m'entendre. Au lieu
de ça j'ai fermé les yeux sur la
situation. Et depuis ce jour où j'ai promis
à ma sur de ne rien dire, je n'ai
jamais parlé de ça à qui
que ce soit. J'ai tout gardé pour moi.
J'ai laissé mes parents s'enfoncer dans
leurs angoisses, j'ai laissé ma sur
se détruire, et moi j'étais à
l'autre bout du monde. Mais maintenant avec le
recul, je sais bien que ce n'était qu'une
apparence, et que si quelqu'un était malheureux
à en mourir de tous ces évènements,
c'était bien moi. Mais en secret.
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