journal intime
67 _ Mardi 17 décembre 2002

Ma soeur (1)

Pour moi, tout a commencé un après-midi de septembre 1996, alors que nous étions en vacances au bord de la Méditerranée avec ma famille. Mes parents marchaient devant avec mon petit frère, tandis que ma sœur et moi étions un peu plus à l'arrière. Ma sœur avait quinze ans et moi onze. D'un seul coup elle me dit " Tu sais, Maman, elle devient folle. Elle veut que je mange sans arrêt, elle va finir par me tuer. Et tu verras que bientôt elle s'en prendra à toi aussi ". Ma sœur c'était mon idole, je prenais la moindre de ses paroles pour argent comptant. Et effectivement, j'avais bien vu que depuis quelques semaines ma mère n'était plus tout à fait la même. Je la sentais plus inquiète, moins souriante, sans comprendre pourquoi. Ce que m'apprenait ma sœur m'intéressait donc beaucoup. Elle continua : " Il faut que tu m'aides. De temps en temps à table, tu piqueras un peu dans mon assiette, comme ça j'en aurai moins à manger. J'en ai parlé à Papa, il est d'accord pour le faire ". Je n'en revenais pas. C'était un énorme mensonge, jamais mon père n'aurait pu être d'accord avec ça, mais encore une fois je l'ai cru. Et dans ma petite tête j'essayais de comprendre. Pourquoi d'un seul coup ma sœur et mon père se liguaient contre ma mère ? C'était donc vrai qu'elle devenait folle ? Moi je l'aimais ma mère, comme tous les enfants, alors j'ai eu très peur pour elle….
Quant au fait de piquer dans l'assiette de ma sœur, ça je ne l'ai jamais fait. D'abord parce que j'avais un appétit d'oiseau et que je me voyais mal devoir manger d'avantage, ensuite parce que ma mère l'aurait bien vu. Tant mieux si je ne l'ai pas fait. Au moins je n'aurai pas participé, même involontairement, à la déchéance de ma sœur. Mais ce jour-là, j'ai vraiment senti que quelque chose ne tournait pas rond.
Et puis les cours ont repris. Pour moi c'était un moment important : la rentrée au collège. Tous les soirs en arrivant chez moi je prenais un petit goûter dans la cuisine, un pain au chocolat avec un bol de lait, encore une petite habitude que j'ai perdue d'ailleurs. Un soir j'étais seule avec ma sœur dans la cuisine. Je prenais mon goûter habituel, et elle elle a mangé un petit pain également, puis deux, puis trois. Tout me parlant de choses et d'autres sans importance… Et puis elle est sortie de la cuisine pour aller aux toilettes. Je savais très bien ce qu'elle allait y faire. Je savais très bien qu'elle se faisait vomir après avoir mangé, j'avais entendu ma mère en parler discrètement avec mon père, sans savoir que je n'en perdais pas une miette. Alors j'ai tendu l'oreille pour écouter. Et je l'ai entendue recracher ses trois pains aux chocolats dans la cuvette puis tirer la chasse d'eau. Ensuite elle est revenue, l'air de rien, et a continué à me parler tranquillement comme si de rien n'était. Mais moi je n'arrivais plus à écouter ce qu'elle me racontait. J'ignorais tout de l'anorexie bien sûr, mais instinctivement je sentais que c'était quelque chose de très grave, et que ça allait nous mener très loin. Je le savais bien, moi, que ce ne serait pas l'affaire de quelques mois. Je sentais que les années à venir seraient terribles. Alors j'ai hésité à lui demander ce qu'elle avait fait. Dans ma tête les idées défilaient " je lui parle ? je lui parle pas ? " J'avais très peur de le faire car ma sœur était très impulsive et coléreuse, elle pouvait se mettre à crier sur n'importe qui, même moi. Mais j'ai senti qu'il fallait que je lui parle, au moins une fois. Alors je lui ai demandé timidement " Tu t'es faite vomir ? " Elle n'a pas eu l'air déstabilisée… Il faut savoir qu'en général les anorexiques sont des gens très intelligents, avec beaucoup de caractère, et surtout très manipulateurs. Alors elle m'a répondu " Oui, j'avais un peu trop mangé je me sentais pas bien, j'ai préféré me faire vomir pour pas être malade "… Ah bon. J'ai fait semblant de la croire. Mais elle s'est approchée de moi bizarrement, elle m'a fixée dans les yeux en me serrant très fort les poignets et elle m'a dit fermement " Mais surtout tu ne le dis pas à Maman. Tu me promets hein ? Tu me promets que tu ne vas pas lui dire ? " elle me disait ça méchamment, presque comme une menace. Elle me faisait peur. J'ai répondu " oui oui, promis… " Et elle est partie.
Et moi je suis restée paralysée devant mon bol de lait. Six ans après je m'en rappelle encore très bien, j'avais les yeux fixés au mur et je tremblais de tout mon corps. Je ne savais plus quoi penser. Je venais de promettre de ne rien dire, de toutes façons ma mère le savait très bien, je ne lui aurais rien appris de plus… Mais je ne comprenais pas. Tout s'était mis à changer en l'espace de quelques semaines. Mon père était de plus en plus distant, ma mère commençait à faire une dépression nerveuse. Un rien l'énervait, y compris moi. Et ma sœur faisait sa loi au milieu de tout ça. Le soir, ma mère passait des heures à discuter avec ma sœur, dans sa chambre, pour essayer de comprendre ce qui n'allait pas. Elle aurait mieux fait de lui coller des baffes. Elle ne comprenait pas que ma sœur la manipulait. Moi vous pouvez m'engueuler autant que vous le voulez, ça ne servira à rien. Il faut m'expliquer les choses calmement pour me faire changer. Tandis que ma sœur c'était le contraire, plus vous discutiez avec elle et plus elle n'en faisait qu'à sa tête. Il fallait la secouer. On était très différentes, elle et moi. Mais on s'adorait mutuellement, ça c'est sûr. Et si elle a manipulé tout le monde pendant des années, c'est encore avec moi qu'elle sera restée la plus honnête.
Ce mois de septembre, c'est le temps où j'ai ressenti que tout était terminé. La fin de l'enfance. Pour la première fois je me suis sentie mal dans ma peau et dans ma tête, pour la première fois je me suis posée des questions. Pourquoi ceci, pourquoi cela ? Je ne comprenais plus rien. En quelques mois tout s'était transformé, et l'angoisse s'installait.
Et j'ai pris la décision de ne pas me mêler de tout ça. Presque volontairement je me suis dit " ce ne sont pas mes affaires, je n'ai pas à m'en occuper ". Pourtant c'était bien mes affaires, à moi aussi. Et j'aurais mieux fait de m'en occuper. Ca n'aurait rien changé pour ma sœur, mais moi ça m'aurait aidée, ne serait-ce que d'en parler autour de moi, sans forcément chercher une solution, juste en parler à ceux qui auraient bien voulu m'entendre. Au lieu de ça j'ai fermé les yeux sur la situation. Et depuis ce jour où j'ai promis à ma sœur de ne rien dire, je n'ai jamais parlé de ça à qui que ce soit. J'ai tout gardé pour moi. J'ai laissé mes parents s'enfoncer dans leurs angoisses, j'ai laissé ma sœur se détruire, et moi j'étais à l'autre bout du monde. Mais maintenant avec le recul, je sais bien que ce n'était qu'une apparence, et que si quelqu'un était malheureux à en mourir de tous ces évènements, c'était bien moi. Mais en secret.

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