journal intime
65 _ Dimanche 15 décembre 2002

J'ai honte

J'ai commis un crime affreux hier soir. Un crime qui n'est pas puni par la loi mais qui le mériterait. On devrait m'enfermer à vie pour ce que j'ai fait. J'ai complètement perdu la tête, et ce que j'ai fait est irréparable.
Hier soir il y avait une fête dans l'école de ma mère. Une petite fête de rien du tout dans ce petit village de rien du tout. Mais un grand événement pour tous les habitants. C'est leur manière à eux de célébrer Noël, les enfants avaient préparé des danses et des chants, les parents motivés avaient organisé un grand repas, et ma mère en tant qu'institutrice jouait un grand rôle dans cette affaire. Il ne me serait jamais venu à l'idée d'y participer si Mathieu ne m'avait pas téléphoné pour me demander si je comptais venir, étant donné que lui serait présent, vu qu'il habite dans ce village et que sa mère est également institutrice dans l'école. J'étais très contente à l'idée de le retrouver. C'est vrai, depuis qu'il sort avec Noémie je ne les vois presque plus, tous les deux. Alors j'ai dit oui. Pourtant, j'aurais mieux fait de rester cloîtrée chez moi loin du monde.
J'ai passé l'après-midi à aider ma mère dans les préparatifs. Pas grand chose : accrocher des guirlandes vielles comme le monde, brancher les fils pour la sono, et mettre les couverts. Et puis on était très nombreux à préparer tout ça, alors ce fut rapide. Ce village est si petit, si ridicule… Pas plus de mille habitants. La cour de l'école n'est pas grande mais toute en longueur, et trois bâtiments donnent dessus : l'école, la mairie, et la maison de Mathieu. Devant l'école vous avez l'église, et derrière la salle des fêtes. De là part un chemin jusqu'au terrain de foot, vous ajoutez le bistrot-PMU et voilà, vous avez fait le tour.
Alors nous sommes rentrées en attendant que ce soit l'heure. Et le soir on est retourné là-bas. Je suis allée directement retrouver Mathieu chez lui : il était en train de regarder un film avec un copain à lui. Alors j'ai pris l'histoire en cours de route, je n'ai pas compris grand chose. De temps en temps je regardais par la fenêtre et je voyais peu à peu les gens arriver. Les enfants étaient tous déguisés et contents de l'être, surtout les filles. Moi aussi j'adorais me déguiser étant petite… pfff c'est pas aujourd'hui qu'on m'y reprendrait à mettre des habits de toutes les couleurs. Puis le copain de Mathieu est parti alors on est allés se mélanger à la petite foule.
Tout le monde était là et le maire nous a fait un discours. C'est un vieux petit bonhomme de plus de quatre-vingts ans mais ça fait plus de trente ans qu'il est maire, ici. Il avait revêtu ses beaux habits, il devait être allé chez le coiffeur l'après-midi même, et bien sûr il arborait la fameuse bande bleu-blanc-rouge autour du buste. En l'écoutant réciter son monologue, qui est sans doute le même depuis trente ans, on souriait avec Mathieu. C'était un peu comique, quand même…
Et puis les enfants ont fait une farandole et le vieux maire était tout ému. Ils ont fait des danses, certains parents n'en manquaient pas une miette avec leur petite caméra, ou leur appareil photo numérique… Ils ont aussi chanté, c'était marrant.
Puis on a mangé. J'ai bu un verre de vin blanc, j'ai tellement peu l'habitude de boire que ça a suffi à me monter à la tête. Je suis une petite joueuse…
Et puis le drame est arrivé. Avec Mathieu on a fini par s'ennuyer dans cette ambiance alors on est allé chez lui, dans sa chambre. Et on a discuté. Et c'était formidable, parfois je me sens tellement présente dans la réalité que j'en ressens presque de la jouissance. Parfois, quand je discute avec quelqu'un et que je m'entends à merveille avec, j'ai l'impression que toutes les phrases sont réglées d'avance. Comme un scénario écrit. Chaque question attend une réponse bien précise, et tout semble tellement naturel qu'on se croirait sur la scène d'un théâtre. C'est l'entente parfaite, il n'y a aucun souci possible. Dans ces cas-là j'ai même une petite larme qui me coule des yeux. Je vous jure, c'est étrange… Comme si pendant quelques minutes j'atteignais le nirvana, le bonheur parfait, je me sens légère comme un oiseau. Je prononce une phrase et je sais exactement quel effet elle va avoir sur la personne en face de moi. Et quand je constate que l'effet produit est précisément celui que j'avais prévu, je me dis " c'est bon la vie est parfaite ". Je sais, c'est bizarre…
Enfin bref, j'étais dans cet état hier soir, avec Mathieu. Je me sentais incroyablement bien avec lui. La terre se serait mise à trembler que je ne me serais pas inquiétée. Mais je n'ai pas assez dormi cette semaine alors j'ai senti la fatigue monter. Eh oui, la fatigue arrive toujours au moment où on se décontracte. Alors je me suis allongée sur le lit, à côté de Mathieu. Merde j'ai honte…mais je dois tout dire dans ce journal.
Je suis un être humain et quoiqu'on en dise, un être humain a besoin de contact physique. C'est bien joli les sentiments, mais ça ne fait pas tout. Je ne me cherche pas d'excuses, c'est un constat, c'est tout. Je sentais Mathieu à côté de moi, son corps chaud, et j'ai eu envie de me serrer contre lui. Je l'ai fait, j'étais bien, comme dans un rêve… Et je n'ai pas pensé une seule seconde à Noémie en faisant ça. Pourtant si elle nous avait vus elle serait devenue folle. Elle est vraiment très amoureuse de Mathieu. On a continué de parler un petit peu comme ça, serrés l'un contre l'autre, c'était doux. Et puis on s'est embrassé. C'est lui qui m'a embrassée, je le jure. Mais qui ne dit rien consent, et je n'ai rien dit. Et on a continué pendant plus d'une demi-heure à se faire des bisous. J'étais tellement bien que je me suis presque endormie.
Heureusement qu'on n'avait pas toute la nuit devant nous, sinon qui sait jusqu'où nous serions allés dans cet acte monstrueux… J'ai entendu ma mère entrer dans la maison en bas et m'appeler pour me dire qu'il était l'heure de rentrer. Alors je suis descendue, et on est monté en voiture.
Durant le trajet je n'ai pas décroché un mot. Ma mère croyait que j'étais mal, elle a même cru que j'allais faire un malaise. Mais le malaise je l'ai fait dans mon esprit. Je me disais " mais ce n'est pas possible c'est un cauchemar, comment j'ai pu faire ça… "
J'ai la trouille. Qu'est ce que je vais devenir ? Je viens de perdre Noémie, ma meilleure amie… Et c'est la deuxième meilleure amie que je perds en une semaine. Quant à Mathieu, je ne vois pas ce que je pourrais avoir avec lui maintenant. C'est horrible, jamais je ne pourrai regarder Noémie en face désormais. Je l'imagine arriver au lycée demain, toute souriante, merde. Si elle savait. Je n'ai plus qu'une envie c'est de mourir. Mais je ne vais pas le faire, une poule mouillée ne se suicide pas. Si Noémie téléphone ce soir, je dirai à ma mère de répondre que je ne suis pas là. Ah oui, voilà une attitude de lâche : fuir devant les difficultés. Mais c'est une attitude qui me convient parfaitement.
Si je lui avoue ce que j'ai fait, elle ne voudra plus jamais me parler. Et si je ne lui dis rien, c'est moi qui ne pourrai plus jamais lui parler.
Je ne sais pas quoi faire.
Ne m'écrivez pas, ou bien n'attendez pas de réponse. Et sachez que je me fous de vos conseils. Désolée de vous apprendre que la fille que vous lisez est loin d'être aussi gentille que vous l'avez pensé.

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