Quand je suis
entrée dans ma chambre hier soir, Julie
était allongée à plat ventre
sur le lit, en chemise de nuit, elle lisait un
bouquin. Je lui ai demandé de quoi il s'agissait.
Elle m'a montré la couverture : Le Robert
des noms propres, d'Amélie Nothomb, m'expliquant
que c'était une petite histoire, que c'était
tout marrant, que c'était tout mignon.
Comme j'aime ce qui est marrant, ce qui est mignon,
j'ai décidé de lire aussi. Je suis
d'abord allée me déshabiller dans
la salle de bains, passer ma nuisette et brosser
mes dents. Puis je l'ai rejointe et me suis allongée
à côté d'elle.
J'ai pris le livre en cours de route mais comme
l'histoire était simplette il ne m'a pas
fallu longtemps pour comprendre le qui et le quoi.
Le qui : une petite fille qui rêve de devenir
danseuse étoile, et qui a tout pour y arriver.
Le quoi : ben y en a pas, c'est un enchaînement
de faits. Passionnant, j'ai vraiment aimé.
Chaque fois que Julie arrivait en bas d'une page
elle me demandait si elle pouvait tourner. Et
comme mon rythme de lecture était un peu
plus rapide que le sien, chaque fois je répondais
oui. Elle a fini par arrêter de me le demander,
après une quinzaine de pages elle se contentait
de me regarder du coin de l'il, je lui répondais
par un sourire qui signifiait " c'est bon
tu peux tourner la page ". Et petit à
petit, j'ai fini par ralentir mon rythme pour
me caler sur le sien, si bien qu'elle tournait
les pages exactement comme je l'aurais fait si
j'avais été seule. C'était
chouette.
L'histoire est agréable et simple
sauf un petit passage au milieu assez douloureux.
D'ailleurs j'ai eu peur que le roman parte dans
un mauvais trip. Il y a des auteurs qui racontent
les choses avec des mots si simples qu'on s'attend
à une histoire enfantine et rigolote. Et
puis d'un coup ça part en vrille et on
plonge dans l'horreur. Et le pire, c'est que les
mots d'enfant restent les mêmes. Dieu merci
ce ne fut pas le cas. Je n'avais vraiment pas
envie d'une histoire douloureuse hier soir avec
Julie. Le passage perturbant ne dure qu'une vingtaine
de pages. La jeune fille connaît une période
anorexique, se brise la jambe au lever du lit
et son rêve de danseuse étoile s'éteint.
A ce moment-là Julie m'a regardée
et m'a dit " si tu veux on arrête de
lire
" Elle connaît l'histoire
de ma sur, et elle sait de quoi elle est
décédée. J'ai dit non, c'est
bon, pas de soucis
On a dévoré
ce lumineux roman en deux bonnes heures.
Puis on s'est fourrées sous les draps sans
éteindre la lumière. Julie était
sur le dos et regardait le plafond. Moi j'étais
sur le ventre et je la regardais. Alors je me
suis lancée : " Tu sais quoi ?
_ Non
_ J'ai un journal intime
_ Ah ouais ? m'a-t-elle dit en tournant la tête
vers moi avec un petit sourire joyeux. Aparremment
ma nouvelle ne la laissait pas de glace.
_ Ouais
_ Ah beh ça
" Elle était
toute étonnée. Elle a retourné
sa tête vers le plafond pensivement. Alors
j'ai continué sur ma lancée : "
Tu sais quoi ?
_ Non
_ Je le mets sur Internet
_ Tu le mets sur Internet
Internet ?
_ Beh oui sur Internet
Là elle était
carrément incrédule et essayait
de comprendre ce que ça signifiait.
_ Mais tout le monde peut le lire alors ?
_ Beh oui
_ Pourquoi tu fais ça ?
_ Comme ça, j'y prends du plaisir, c'est
tout.
_ Ah beh ça
" Elle semblait
pas mal réfléchir. Moi je la regardais
et j'avais envie de rire, sans trop savoir pourquoi.
Alors elle m'a demandé : " Tu parles
de quoi dedans ?
_ De toi " Alors là du coup elle s'est
retournée sur le côté pour
m'avoir en face d'elle. " De moi ? Tu dis
quoi ! ?
_ Que du bien
_ Je pourrai lire ?
_ Oui, quand il sera fini
" Eh eh
Ainsi je lui ai tout raconté. Et désormais
elle sait ce que je fais sur mon ordi, et pourquoi
j'ai besoin de le faire seule. Et je suis très
contente de sa réaction. Je suis certaine
qu'à sa place, plein de gens m'auraient
harcelée bêtement : " Vas-y
fais le moi lire, vas-y l'adresse, c'est quoi
l'adresse, comment on peut le trouver etc "
Pffff
Heureusement Julie n'est pas de cette
veine-là. Mais je m'en doutais. Et c'est
bien pour ça que je lui ai dit. Mais à
mon avis, comme elle connaît aussi bien
le Net que moi je connais l'anglais, c'est à
dire très peu et très mal, eh bien
elle n'a pas réalisé tout ce que
ça voulait dire. Tant mieux. Comme je ne
voulais pas m'étendre trop longtemps sur
ce sujet, j'ai rembrayé sur le Robert des
noms propres qu'on venait de lire : " T'as
bien aimé le bouquin ?
_ Ouais j'ai adoré, c'est marrant, c'est
mignon. Et toi ?
_ Pareil
_ Tu sais quand elle est anorexique au milieu
j'avais peur que ça te rappelle des mauvais
souvenirs
_ Bah t'inquiète c'est fini tout ça,
je l'ai oubliée, ma sur.
_ Complètement oubliée ?
_ Non
mais je n'y pense plus. C'est déjà
pas mal.
_ Moi ce qui m'a fait mal dans ce livre c'est
l'attitude de la Maman. C'est nul comment elle
réagit
" Ici, je dois ouvrir
une parenthèse pour ceux qui n'ont pas
lu le Robert des noms propres. Dans le livre,
quand la mère apprend que jamais sa fille
ne pourra devenir danseuse étoile, elle
tombe malade et se met à la détester.
Et je dois préciser que ce n'est pas sa
mère biologique, elle l'a adoptée.
Et moi j'ai sorti une réflexion complètement
stupide à Julie, et j'aurais mieux fait
de me taire : " Ben ouais mais c'est pas
sa vraie mère
" Que c'est stupide
comme phrase. En plus, Julie aussi a été
adoptée. Elle m'a simplement répondu
" ça change rien ", et elle avait
mille fois raison. Ensuite elle m'a parlé
de son père. Toutes mes excuses à
elle si je déforme un peu ses paroles :
" Tu vois mon père, c'est un peu comme
dans le roman, il a complètement changé
du jour au lendemain. Tu vois la maison que je
t'ai montrée dimanche, la belle, beh là
on était super heureux dedans. Mon père
était gentil, aimable, tout allait bien.
Pis du jour au lendemain, quand il a eu des problèmes
d'argent, il a complètement changé.
Et maintenant il est bête et méchant,
il fait souffrir tout le monde. Et surtout ma
mère. " Oui, c'est pas drôle
tout ça. L'héroïne du roman
ne comprend pas l'attitude de sa mère,
Julie ne comprend pas celle de son père,
tout comme moi je n'ai jamais compris celle de
ma sur. J'en déduis que c'est pour
tout le monde pareil. On a tous quelque chose
qu'on n'arrive pas à expliquer. Et on n'y
arrivera jamais. C'est ainsi.
Julie avait une larme aux yeux. Je n'en étais
pas sûre, alors j'ai posé mon doigt
sur sa joue, et c'était bien une larme.
Alors je lui ai dit : " Y a au moins un truc
bien dans tout ça, c'est que toi tu ne
tiens pas de ton père ". Elle a rigolé,
je l'ai serrée dans mes bras, on a éteint
la lumière et on s'est endormies.

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