journal intime
142 _ mercredi 16 avril 2003

Robert des noms propres

Quand je suis entrée dans ma chambre hier soir, Julie était allongée à plat ventre sur le lit, en chemise de nuit, elle lisait un bouquin. Je lui ai demandé de quoi il s'agissait. Elle m'a montré la couverture : Le Robert des noms propres, d'Amélie Nothomb, m'expliquant que c'était une petite histoire, que c'était tout marrant, que c'était tout mignon. Comme j'aime ce qui est marrant, ce qui est mignon, j'ai décidé de lire aussi. Je suis d'abord allée me déshabiller dans la salle de bains, passer ma nuisette et brosser mes dents. Puis je l'ai rejointe et me suis allongée à côté d'elle.
J'ai pris le livre en cours de route mais comme l'histoire était simplette il ne m'a pas fallu longtemps pour comprendre le qui et le quoi. Le qui : une petite fille qui rêve de devenir danseuse étoile, et qui a tout pour y arriver. Le quoi : ben y en a pas, c'est un enchaînement de faits. Passionnant, j'ai vraiment aimé. Chaque fois que Julie arrivait en bas d'une page elle me demandait si elle pouvait tourner. Et comme mon rythme de lecture était un peu plus rapide que le sien, chaque fois je répondais oui. Elle a fini par arrêter de me le demander, après une quinzaine de pages elle se contentait de me regarder du coin de l'œil, je lui répondais par un sourire qui signifiait " c'est bon tu peux tourner la page ". Et petit à petit, j'ai fini par ralentir mon rythme pour me caler sur le sien, si bien qu'elle tournait les pages exactement comme je l'aurais fait si j'avais été seule. C'était chouette.
L'histoire est agréable et simple… sauf un petit passage au milieu assez douloureux. D'ailleurs j'ai eu peur que le roman parte dans un mauvais trip. Il y a des auteurs qui racontent les choses avec des mots si simples qu'on s'attend à une histoire enfantine et rigolote. Et puis d'un coup ça part en vrille et on plonge dans l'horreur. Et le pire, c'est que les mots d'enfant restent les mêmes. Dieu merci ce ne fut pas le cas. Je n'avais vraiment pas envie d'une histoire douloureuse hier soir avec Julie. Le passage perturbant ne dure qu'une vingtaine de pages. La jeune fille connaît une période anorexique, se brise la jambe au lever du lit et son rêve de danseuse étoile s'éteint. A ce moment-là Julie m'a regardée et m'a dit " si tu veux on arrête de lire… " Elle connaît l'histoire de ma sœur, et elle sait de quoi elle est décédée. J'ai dit non, c'est bon, pas de soucis… On a dévoré ce lumineux roman en deux bonnes heures.
Puis on s'est fourrées sous les draps sans éteindre la lumière. Julie était sur le dos et regardait le plafond. Moi j'étais sur le ventre et je la regardais. Alors je me suis lancée : " Tu sais quoi ?
_ Non
_ J'ai un journal intime…
_ Ah ouais ? m'a-t-elle dit en tournant la tête vers moi avec un petit sourire joyeux. Aparremment ma nouvelle ne la laissait pas de glace.
_ Ouais
_ Ah beh ça… " Elle était toute étonnée. Elle a retourné sa tête vers le plafond pensivement. Alors j'ai continué sur ma lancée : " Tu sais quoi ?
_ Non
_ Je le mets sur Internet
_ Tu le mets sur Internet… Internet ?
_ Beh oui sur Internet… Là elle était carrément incrédule et essayait de comprendre ce que ça signifiait.
_ Mais tout le monde peut le lire alors ?
_ Beh oui…
_ Pourquoi tu fais ça ?
_ Comme ça, j'y prends du plaisir, c'est tout.
_ Ah beh ça… " Elle semblait pas mal réfléchir. Moi je la regardais et j'avais envie de rire, sans trop savoir pourquoi. Alors elle m'a demandé : " Tu parles de quoi dedans ?
_ De toi " Alors là du coup elle s'est retournée sur le côté pour m'avoir en face d'elle. " De moi ? Tu dis quoi ! ?
_ Que du bien
_ Je pourrai lire ?
_ Oui, quand il sera fini… " Eh eh… Ainsi je lui ai tout raconté. Et désormais elle sait ce que je fais sur mon ordi, et pourquoi j'ai besoin de le faire seule. Et je suis très contente de sa réaction. Je suis certaine qu'à sa place, plein de gens m'auraient harcelée bêtement : " Vas-y fais le moi lire, vas-y l'adresse, c'est quoi l'adresse, comment on peut le trouver etc " Pffff… Heureusement Julie n'est pas de cette veine-là. Mais je m'en doutais. Et c'est bien pour ça que je lui ai dit. Mais à mon avis, comme elle connaît aussi bien le Net que moi je connais l'anglais, c'est à dire très peu et très mal, eh bien elle n'a pas réalisé tout ce que ça voulait dire. Tant mieux. Comme je ne voulais pas m'étendre trop longtemps sur ce sujet, j'ai rembrayé sur le Robert des noms propres qu'on venait de lire : " T'as bien aimé le bouquin ?
_ Ouais j'ai adoré, c'est marrant, c'est mignon. Et toi ?
_ Pareil
_ Tu sais quand elle est anorexique au milieu j'avais peur que ça te rappelle des mauvais souvenirs…
_ Bah t'inquiète c'est fini tout ça, je l'ai oubliée, ma sœur.
_ Complètement oubliée ?
_ Non… mais je n'y pense plus. C'est déjà pas mal.
_ Moi ce qui m'a fait mal dans ce livre c'est l'attitude de la Maman. C'est nul comment elle réagit… " Ici, je dois ouvrir une parenthèse pour ceux qui n'ont pas lu le Robert des noms propres. Dans le livre, quand la mère apprend que jamais sa fille ne pourra devenir danseuse étoile, elle tombe malade et se met à la détester. Et je dois préciser que ce n'est pas sa mère biologique, elle l'a adoptée. Et moi j'ai sorti une réflexion complètement stupide à Julie, et j'aurais mieux fait de me taire : " Ben ouais mais c'est pas sa vraie mère… " Que c'est stupide comme phrase. En plus, Julie aussi a été adoptée. Elle m'a simplement répondu " ça change rien ", et elle avait mille fois raison. Ensuite elle m'a parlé de son père. Toutes mes excuses à elle si je déforme un peu ses paroles : " Tu vois mon père, c'est un peu comme dans le roman, il a complètement changé du jour au lendemain. Tu vois la maison que je t'ai montrée dimanche, la belle, beh là on était super heureux dedans. Mon père était gentil, aimable, tout allait bien. Pis du jour au lendemain, quand il a eu des problèmes d'argent, il a complètement changé. Et maintenant il est bête et méchant, il fait souffrir tout le monde. Et surtout ma mère. " Oui, c'est pas drôle tout ça. L'héroïne du roman ne comprend pas l'attitude de sa mère, Julie ne comprend pas celle de son père, tout comme moi je n'ai jamais compris celle de ma sœur. J'en déduis que c'est pour tout le monde pareil. On a tous quelque chose qu'on n'arrive pas à expliquer. Et on n'y arrivera jamais. C'est ainsi.
Julie avait une larme aux yeux. Je n'en étais pas sûre, alors j'ai posé mon doigt sur sa joue, et c'était bien une larme. Alors je lui ai dit : " Y a au moins un truc bien dans tout ça, c'est que toi tu ne tiens pas de ton père ". Elle a rigolé, je l'ai serrée dans mes bras, on a éteint la lumière et on s'est endormies.

Après le Robert des noms propres...
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