journal intime
141 _ mardi 15 avril 2003

Les maisons de Julie

Julie a tout d'une petite gitane. Sauf le physique. A moins qu'il n'existe des gitanes blondes au teint clair, mais ça m'étonnerait. Non, c'est dans le vécu qu'elle a tout d'une petite gitane : elle n'a pas arrêté de bouger. Déménageant d'un quartier à l'autre de Paris, au gré des changements d'humeur intempestifs de ce qui lui sert de père.
Pour reprendre ma comparaison d'hier avec le Monopoly, je vais finir par croire qu'elle a habité autant de maisons qu'il y a de cases sur le plateau de jeu. Et là où la ressemblance est troublante, c'est que parmi ces maisons il y en a de sacrément jolies… et de sacrément miteuses. Elle m'avait déjà parlé de tout ça, mais entre parler et montrer la différence est de taille. Et depuis quatre jours elle me montre, c'est terrible. Elle a une connaissance de la ville époustouflante, j'en serais presque jalouse. Elle connaît Paris comme moi La rochelle, mais La Rochelle est trente fois plus petite. Et puis entre connaître un quartier parce qu'on y balade son chien tous les jours, et connaître un quartier parce qu'on y a laissé un morceau de sa vie, là encore la différence est de taille. Julie a vécu un peu partout ici.
Nous n'arrêtons pas de nous balader, le plus souvent à pied. Mais aussi en métro parfois, et en bus un peu, quand le chauffeur est assez aimable pour bien vouloir lasser monter mon chien, ce qui est plus fréquent qu'on ne pourrait le croire. Aujourd'hui nous nous sommes levées à 8H00, ce qui est un horaire bien matinal pour une journée de vacances. Mais comme dit le dicton, le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt. Ainsi ce matin, Paris nous appartenait. Et nous sommes rentrées il y a juste une heure, c'est dire si on a marché, c'est dire si mon chien était heureux, c'est dire si ce soir on a mal aux jambes. Heureusement on ne fait pas que marcher, on passe aussi beaucoup de temps assises, tantôt sur un banc, tantôt sous un arbre, tantôt les deux à la fois.
Tout a commencé dimanche. On était à traîner dans un coin quelconque, plutôt vers l'Est de la ville si ma mémoire est bonne. Dans un quartier sans nom, ou alors un nom qu'on ne retient pas. On discutait de je ne sais plus quoi quand nous avons croisé une dame assez âgée. Elle s'est arrêtée sur notre passage et nous a dévisagées. Julie ne l'a pas vue, mais moi je la regardais du coin de l'œil. Je n'en faisais pas état, parce que si on doit s'arrêter chaque fois qu'une personne nous dévisage dans cette ville, eh bien on ferait du sur-place. Toutefois j'ai dit à Julie quelques mètres plus loin : "Qu'est-ce qu'elle a à nous regarder celle-là ?" Julie s'est retournée et j'ai tout de suite vu à son regard qu'elle connaissait la dame en question. On a rebroussé chemin pour aller lui dire bonjour. La dame était bien contente, ça faisait plaisir à voir ! Elle disait "Que c'est emmerdant de plus y voir j'étais pas sûre de te reconnaître !" Elle était pleine d'énergie pour son âge, sa voix était grave et usée, mais très vive. Elle m'a demandé d'où j'étais, de La Rochelle ai-je répondu, ah oui La Rochelle en Charente, Maritime ai-je précisé. Idem pour Julie : "Alors tu habites où maintenant ? _ A Lille _ A Lille ! ! ? Mais qu'est ce que vous faîtes à Lille ?" Elle n'en revenait pas, elle était presque incrédule. Elle répétait "Ah ben ça j'en ai les bras qui me tombent !" Eh eh… pour elle c'était la nouvelle de la journée. Je suis certaine que la première chose qu'elle a faite en rentrant chez elle, c'est d'aller annoncer la chose à son mari "J'ai vu Julie, ils sont à Lille ! J'en avais les bras qui me tombent !" On s'est quitté une dizaine de minutes plus tard. Alors Julie m'a expliqué qu'il s'agissait d'une ancienne voisine à elle. J'ai demandé d'où, de quel endroit. Julie m'a répondu "là-bas", en me montrant du doigt une maison qui faisait le coin de la rue. "On est passé devant tout à l'heure et tu ne m'as même pas dit que tu avais habité là ! _ Beh tu me l'as pas demandé…" Non, c'est vrai, je ne lui avais pas demandé. Mais si à chaque maison de Paris je devais lui demander si par hasard elle n'y aurait pas vécu, encore une fois je ferais du sur-place…
On a rebroussé chemin jusqu'à ladite maison. Elle n'était ni belle ni moche. Les deux bâtiments qui la collaient de chaque côté étaient plutôt vieux, mais elle elle devait avoir une quarantaine d'années. Les murs avaient dû être blancs, maintenant c'était plutôt grisâtre. Il y avait quelques jardinières pendues aux balcons, mais elles étaient vides. Le quartier était plutôt tranquille, ça ne m'aurait pas déplu de vivre ici. Et puis juste en dessous c'était une épicerie. A mon tour, j'en avais les bras qui me tombaient… Alors j'ai dit à Julie de ne plus jamais oublier de me le signaler si on passait devant l'une de ses anciennes maisons. Elle a dit d'accord, et m'a proposé d'aller voir la plus belle qu'elle ait habitée dans sa vie. Sitôt dit sitôt fait, on a gagné la station de métro la plus proche en empruntant quelques bons raccourcis de la connaissance de Julie. Et nous voilà parties pour Paris XVI.
En chemin elle m'expliquait que la maison que nous allions voir était celle de sa petite enfance, qu'elle n'en avait que de vagues souvenirs. Nous sommes arrivées. Je n'étais jamais venue dans ce quartier. Ben déjà, rien que les maisons et les rues, on sent que c'est pas la misère ici. Tout est impeccable, pas une poussière, pas une dodoche, que du beau et du propre. Le salaire moyen des habitants doit être pas mal élevé. C'est quand même malheureux que le père de Julie ait brûlé tout son argent pour rien…
Nous voilà devant l'immeuble, et Julie a balayé du doigt les huit fenêtres côte à côte du premier étage en me disant : "c'est là". Eh beh ça alors… encore une fois les bras m'en tombaient. Je n'avais plus rien à dire. C'était un bâtiment du siècle dernier mais récemment rénové, les fenêtres étaient si propres qu'on apercevait l'intérieur des pièces, des lustres et des tableaux… On s'est approchées de l'immense porte en bois et j'ai demandé à Julie si elle connaissait le code pour entrer. "Oh beh non…j'avais cinq ans…j'ai oublié. Pis même il a dû changer". Mais la porte était ouverte. On a traversé le porche et on s'est retrouvé dans une immense cour carrée. Si de l'extérieur la vue était belle, que dire de l'intérieur… Sublime. On entendait jouer du piano à partir d'une fenêtre ouverte, et inconsciemment on chuchotait, comme si parler à voix haute eût été déplacé…

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