Julie a tout d'une
petite gitane. Sauf le physique. A moins qu'il
n'existe des gitanes blondes au teint clair, mais
ça m'étonnerait. Non, c'est dans
le vécu qu'elle a tout d'une petite gitane
: elle n'a pas arrêté de bouger.
Déménageant d'un quartier à
l'autre de Paris, au gré des changements
d'humeur intempestifs de ce qui lui sert de père.
Pour reprendre ma comparaison d'hier avec le Monopoly,
je vais finir par croire qu'elle a habité
autant de maisons qu'il y a de cases sur le plateau
de jeu. Et là où la ressemblance
est troublante, c'est que parmi ces maisons il
y en a de sacrément jolies
et de
sacrément miteuses. Elle m'avait déjà
parlé de tout ça, mais entre parler
et montrer la différence est de taille.
Et depuis quatre jours elle me montre, c'est terrible.
Elle a une connaissance de la ville époustouflante,
j'en serais presque jalouse. Elle connaît
Paris comme moi La rochelle, mais La Rochelle
est trente fois plus petite. Et puis entre connaître
un quartier parce qu'on y balade son chien tous
les jours, et connaître un quartier parce
qu'on y a laissé un morceau de sa vie,
là encore la différence est de taille.
Julie a vécu un peu partout ici.
Nous n'arrêtons pas de nous balader, le
plus souvent à pied. Mais aussi en métro
parfois, et en bus un peu, quand le chauffeur
est assez aimable pour bien vouloir lasser monter
mon chien, ce qui est plus fréquent qu'on
ne pourrait le croire. Aujourd'hui nous nous sommes
levées à 8H00, ce qui est un horaire
bien matinal pour une journée de vacances.
Mais comme dit le dicton, le monde appartient
à ceux qui se lèvent tôt.
Ainsi ce matin, Paris nous appartenait. Et nous
sommes rentrées il y a juste une heure,
c'est dire si on a marché, c'est dire si
mon chien était heureux, c'est dire si
ce soir on a mal aux jambes. Heureusement on ne
fait pas que marcher, on passe aussi beaucoup
de temps assises, tantôt sur un banc, tantôt
sous un arbre, tantôt les deux à
la fois.
Tout a commencé dimanche. On était
à traîner dans un coin quelconque,
plutôt vers l'Est de la ville si ma mémoire
est bonne. Dans un quartier sans nom, ou alors
un nom qu'on ne retient pas. On discutait de je
ne sais plus quoi quand nous avons croisé
une dame assez âgée. Elle s'est arrêtée
sur notre passage et nous a dévisagées.
Julie ne l'a pas vue, mais moi je la regardais
du coin de l'il. Je n'en faisais pas état,
parce que si on doit s'arrêter chaque fois
qu'une personne nous dévisage dans cette
ville, eh bien on ferait du sur-place. Toutefois
j'ai dit à Julie quelques mètres
plus loin : "Qu'est-ce qu'elle a à
nous regarder celle-là ?" Julie s'est
retournée et j'ai tout de suite vu à
son regard qu'elle connaissait la dame en question.
On a rebroussé chemin pour aller lui dire
bonjour. La dame était bien contente, ça
faisait plaisir à voir ! Elle disait "Que
c'est emmerdant de plus y voir j'étais
pas sûre de te reconnaître !"
Elle était pleine d'énergie pour
son âge, sa voix était grave et usée,
mais très vive. Elle m'a demandé
d'où j'étais, de La Rochelle ai-je
répondu, ah oui La Rochelle en Charente,
Maritime ai-je précisé. Idem pour
Julie : "Alors tu habites où maintenant
? _ A Lille _ A Lille ! ! ? Mais qu'est ce que
vous faîtes à Lille ?" Elle
n'en revenait pas, elle était presque incrédule.
Elle répétait "Ah ben ça
j'en ai les bras qui me tombent !" Eh eh
pour elle c'était la nouvelle de la journée.
Je suis certaine que la première chose
qu'elle a faite en rentrant chez elle, c'est d'aller
annoncer la chose à son mari "J'ai
vu Julie, ils sont à Lille ! J'en avais
les bras qui me tombent !" On s'est quitté
une dizaine de minutes plus tard. Alors Julie
m'a expliqué qu'il s'agissait d'une ancienne
voisine à elle. J'ai demandé d'où,
de quel endroit. Julie m'a répondu "là-bas",
en me montrant du doigt une maison qui faisait
le coin de la rue. "On est passé devant
tout à l'heure et tu ne m'as même
pas dit que tu avais habité là !
_ Beh tu me l'as pas demandé
"
Non, c'est vrai, je ne lui avais pas demandé.
Mais si à chaque maison de Paris je devais
lui demander si par hasard elle n'y aurait pas
vécu, encore une fois je ferais du sur-place
On a rebroussé chemin jusqu'à ladite
maison. Elle n'était ni belle ni moche.
Les deux bâtiments qui la collaient de chaque
côté étaient plutôt
vieux, mais elle elle devait avoir une quarantaine
d'années. Les murs avaient dû être
blancs, maintenant c'était plutôt
grisâtre. Il y avait quelques jardinières
pendues aux balcons, mais elles étaient
vides. Le quartier était plutôt tranquille,
ça ne m'aurait pas déplu de vivre
ici. Et puis juste en dessous c'était une
épicerie. A mon tour, j'en avais les bras
qui me tombaient
Alors j'ai dit à
Julie de ne plus jamais oublier de me le signaler
si on passait devant l'une de ses anciennes maisons.
Elle a dit d'accord, et m'a proposé d'aller
voir la plus belle qu'elle ait habitée
dans sa vie. Sitôt dit sitôt fait,
on a gagné la station de métro la
plus proche en empruntant quelques bons raccourcis
de la connaissance de Julie. Et nous voilà
parties pour Paris XVI.
En chemin elle m'expliquait que la maison que
nous allions voir était celle de sa petite
enfance, qu'elle n'en avait que de vagues souvenirs.
Nous sommes arrivées. Je n'étais
jamais venue dans ce quartier. Ben déjà,
rien que les maisons et les rues, on sent que
c'est pas la misère ici. Tout est impeccable,
pas une poussière, pas une dodoche, que
du beau et du propre. Le salaire moyen des habitants
doit être pas mal élevé. C'est
quand même malheureux que le père
de Julie ait brûlé tout son argent
pour rien
Nous voilà devant l'immeuble, et Julie
a balayé du doigt les huit fenêtres
côte à côte du premier étage
en me disant : "c'est là". Eh
beh ça alors
encore une fois les
bras m'en tombaient. Je n'avais plus rien à
dire. C'était un bâtiment du siècle
dernier mais récemment rénové,
les fenêtres étaient si propres qu'on
apercevait l'intérieur des pièces,
des lustres et des tableaux
On s'est approchées
de l'immense porte en bois et j'ai demandé
à Julie si elle connaissait le code pour
entrer. "Oh beh non
j'avais cinq ans
j'ai
oublié. Pis même il a dû changer".
Mais la porte était ouverte. On a traversé
le porche et on s'est retrouvé dans une
immense cour carrée. Si de l'extérieur
la vue était belle, que dire de l'intérieur
Sublime. On entendait jouer du piano à
partir d'une fenêtre ouverte, et inconsciemment
on chuchotait, comme si parler à voix haute
eût été déplacé
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