journal intime
143 _ jeudi 17 avril 2003

Passer l'arme à gauche

Julie a bien failli passer l'arme à gauche tout à l'heure. Il faut dire qu'il faisait chaud, très chaud, beaucoup trop chaud pour un après-midi de la mi-avril. Et puis nous nous trouvions dans ce somptueux jardin, un jardin comme on a du mal à croire qu'il en existe dans Paris. Mais décidément dans cette ville, les plus beaux endroits sont les mieux cachés, le tout est d'avoir la clé pour y entrer. Autrement dit de connaître le propriétaire. Nous étions assises sur ce joli petit banc blanc, Julie était en train de tourner de l'œil à côté de moi et je ne m'en rendais même pas compte. Non, moi je rigolais avec une cigarette entre les doigts. Et Marine en faisait autant.
Marine. Vous vous souvenez qui c'est ? Non ? C'est l'étudiante, collègue de mon cousin, dont j'ai parlé plusieurs fois dans mon journal, avec qui j'avais visité le cimetière du Père La Chaise. Voilà… Hier soir elle me téléphone : " Tu es en vacances ? _ Oh beh tu sais avec les cours par correspondance j'ai jamais vraiment de vacances. _ Ca fait longtemps qu'on s'est pas vues, tu veux passer chez moi demain ? _ D'accord, je suis avec une amie, on viendra toutes les deux. _ Ok. N'oublie pas ton chien ! _ Oh beh non, je l'oublie jamais lui… " Ainsi en début d'après-midi, Julie et moi avons quitté l'appartement direction chez Marine.
Premier constat : il fait chaud. Je n'aime pas trop ça, je préfère quand il fait froid, qu'il fait gris, que le vent souffle fort et qu'il mouillasse un peu. Un peu comme l'hiver à La Rochelle, quand je marche le long des plages. On a décidé de faire le trajet à pied. Ca fait une bonne petite trotte, mais on a l'habitude avec Julie. Donc aucun souci de ce côté-là. Nous voilà chez Marine. Comme je l'ai déjà dit, on entre chez elle par une cour qui a tout d'une ruelle : longue et étroite. De chaque côté, ce sont des ateliers de textile. Je crois qu'on n'y fabrique rien, par contre on y retouche et on y emballe. A travers les carreaux j'ai aperçu le petit Portuguais qui m'avait reproché d'avoir quitté le lycée pour les cours par correspondance. Selon lui c'était un tort. Arrivées sous la fenêtre ouverte de Marine je l'ai appelée. Elle s'est penchée à sa persienne : " bougez pas j'arrive ! " Elle est arrivée peu après. J'ai fait les présentations : " Julie Marine, Marine Julie ". Puis on est entrées à l'intérieur, au milieu des ouvriers. J'ai dit bonjour au petit portugais, il me l'a rendu mais je pense qu'il n'a pas percuté sur qui j'étais. A moins que son visage totalement inexpressif soit une seconde nature chez lui. Arrivées en bas de l'escalier Marine nous a proposé d'aller dans le jardin plutôt que dans sa chambre " il fait beau il faut en profiter " disait-elle.
Nous voilà dans le jardin… magnifique. Encore une fois les bras m'en tombaient. C'est à ce moment-là que Julie a commencé à tomber en syncope, mais je ne m'en suis pas rendue compte. J'étais trop accaparée par ce petit coin de nature. Tellement joli qu'il faudrait que je m'appelle Verlaine pour trouver les mots qu'il faut pour le décrire un peu. Il n'est pas immensément grand, mais rempli de petites allées qui courent dans tous les sens. Si bien qu'on peut marcher longuement le long de ces allées sans avoir l'impression de tourner en rond. Il est très vert, très touffu et très ombragé. Entouré de murs envahis de lierre. Dans un coin il y a une petite fontaine, et au milieu une petite terrasse circulaire de bois, légèrement sur-élevée, et recouverte d'un toit pour protéger du soleil. Un vrai petit coin de paradis. Et c'était d'autant plus saisissant qu'on venait de quitter l'atelier tout encombré de travailleurs juste avant. Et puis d'imaginer qu'on était en plein cœur de Paris, c'était terrible. C'est à peine si on entendait les voitures au loin, en bruit de fond.
J'ai félicité Marine pour ce décor, elle m'a expliqué que c'était sa mère qui avait tout fait, qu'elle était passionnée de jardinage, qu'elle passait des heures, chaque jour, à entretenir le jardin. Qu'il y a dix ans il n'y avait rien, juste de la terre, ici une balançoire, là-bas un ballon de foot crevé, et c'est tout. Et voilà le résultat. D'ailleurs sa mère était là, on est allées lui dire bonjour. Elle a retiré ses gants et nous a accueillies avec un grand sourire. Elle avait l'air heureuse là-dedans. Je lui ai demandé ce qu'elle faisait, elle m'a expliqué que cette année, elle s'essayait à la culture des orchidées, que c'était difficile parce que ces fleurs sont fragiles et demandent beaucoup de soin. Mais que le résultat en valait la peine. Je l'ai félicitée pour sa main verte.
Puis on est allées s'asseoir sur la petite terrasse circulaire recouverte d'un toit, au milieu. On était toutes les trois sur le banc, moi au milieu, Julie à ma gauche et Marine a ma droite. Elle a allumé une cigarette et j'en ai fait autant. Je ne sais plus ce qu'elle me racontait mais ça me faisait bien rire. Et d'un coup j'ai senti une main sur mon épaule : celle de Julie, en train de passer l'arme à gauche. Elle était toute blanche ! Habituellement elle a plutôt le teint pal, mais là c'était presque livide, j'ai eu peur pour elle. Elle m'a dit " je vais rentrer dans la cuisine ". On s'est tout de suite levées avec Marine pour aider Julie à se remettre debout et on l'a accompagnée jusqu'à la cuisine. Elle s'est assise sur une chaise, on lui a amené du bon jus d'orange bien frais, et après dix minutes elle allait déjà beaucoup mieux. Ses joues avaient repris des couleurs, ouf…
On a décidé de ne pas trop tarder, on est rentrées. Cette fois-ci en métro pour éviter une trop longue marche inutile au soleil. En arrivant j'ai conseillé à Julie de s'allonger tandis que je suis partie à la pharmacie acheter des aspirines. Depuis le temps que je devais le faire… En lui amenant le verre d'eau avec le cachet je lui ai demandé ce qui lui était arrivé selon elle. Elle ne sait pas, elle m'a répondu : " il faisait chaud, j'étais pas bien… " Bon… Mais moi je crois savoir ce qu'il s'est vraiment passé. Sans vouloir faire ma psychologue à deux kopeks, je crois qu'il y a une autre raison à ça. Parce que la chaleur était là, c'est sûr, mais il y a bien pire. A mon avis c'est le jardin. L'aspect le plus frappant était l'intimité qui y régnait. Et la mère de Marine, on la sentait ancrée à sa terre, passionnée par son travail. On sentait que c'était chez elle, à elle. Et je crois que chacun a besoin de se dire " ici c'est chez moi. C'est là que j'ai grandi, c'est là que je vis ". Moi j'ai eu cette chance… mais pas Julie. Elle m'en avait déjà parlé, à La Rochelle. Elle est de partout et de nulle part, et ça lui fait mal. A mon avis, la découverte de ce jardin entretenu avec amour l'a achevée, après le soleil.
Maintenant elle se repose. J'essaierai de la réveiller pour manger, tout à l'heure.

Robert des noms proprestexte précédent texte suivant Colonnes de Buren