Julie a bien failli
passer l'arme à gauche tout à l'heure.
Il faut dire qu'il faisait chaud, très
chaud, beaucoup trop chaud pour un après-midi
de la mi-avril. Et puis nous nous trouvions dans
ce somptueux jardin, un jardin comme on a du mal
à croire qu'il en existe dans Paris. Mais
décidément dans cette ville, les
plus beaux endroits sont les mieux cachés,
le tout est d'avoir la clé pour y entrer.
Autrement dit de connaître le propriétaire.
Nous étions assises sur ce joli petit banc
blanc, Julie était en train de tourner
de l'il à côté de moi
et je ne m'en rendais même pas compte. Non,
moi je rigolais avec une cigarette entre les doigts.
Et Marine en faisait autant.
Marine. Vous vous souvenez qui c'est ? Non ? C'est
l'étudiante, collègue de mon cousin,
dont j'ai parlé plusieurs fois dans mon
journal, avec qui j'avais visité le cimetière
du Père La Chaise. Voilà
Hier
soir elle me téléphone : "
Tu es en vacances ? _ Oh beh tu sais avec les
cours par correspondance j'ai jamais vraiment
de vacances. _ Ca fait longtemps qu'on s'est pas
vues, tu veux passer chez moi demain ? _ D'accord,
je suis avec une amie, on viendra toutes les deux.
_ Ok. N'oublie pas ton chien ! _ Oh beh non, je
l'oublie jamais lui
" Ainsi en début
d'après-midi, Julie et moi avons quitté
l'appartement direction chez Marine.
Premier constat : il fait chaud. Je n'aime pas
trop ça, je préfère quand
il fait froid, qu'il fait gris, que le vent souffle
fort et qu'il mouillasse un peu. Un peu comme
l'hiver à La Rochelle, quand je marche
le long des plages. On a décidé
de faire le trajet à pied. Ca fait une
bonne petite trotte, mais on a l'habitude avec
Julie. Donc aucun souci de ce côté-là.
Nous voilà chez Marine. Comme je l'ai déjà
dit, on entre chez elle par une cour qui a tout
d'une ruelle : longue et étroite. De chaque
côté, ce sont des ateliers de textile.
Je crois qu'on n'y fabrique rien, par contre on
y retouche et on y emballe. A travers les carreaux
j'ai aperçu le petit Portuguais qui m'avait
reproché d'avoir quitté le lycée
pour les cours par correspondance. Selon lui c'était
un tort. Arrivées sous la fenêtre
ouverte de Marine je l'ai appelée. Elle
s'est penchée à sa persienne : "
bougez pas j'arrive ! " Elle est arrivée
peu après. J'ai fait les présentations
: " Julie Marine, Marine Julie ". Puis
on est entrées à l'intérieur,
au milieu des ouvriers. J'ai dit bonjour au petit
portugais, il me l'a rendu mais je pense qu'il
n'a pas percuté sur qui j'étais.
A moins que son visage totalement inexpressif
soit une seconde nature chez lui. Arrivées
en bas de l'escalier Marine nous a proposé
d'aller dans le jardin plutôt que dans sa
chambre " il fait beau il faut en profiter
" disait-elle.
Nous voilà dans le jardin
magnifique.
Encore une fois les bras m'en tombaient. C'est
à ce moment-là que Julie a commencé
à tomber en syncope, mais je ne m'en suis
pas rendue compte. J'étais trop accaparée
par ce petit coin de nature. Tellement joli qu'il
faudrait que je m'appelle Verlaine pour trouver
les mots qu'il faut pour le décrire un
peu. Il n'est pas immensément grand, mais
rempli de petites allées qui courent dans
tous les sens. Si bien qu'on peut marcher longuement
le long de ces allées sans avoir l'impression
de tourner en rond. Il est très vert, très
touffu et très ombragé. Entouré
de murs envahis de lierre. Dans un coin il y a
une petite fontaine, et au milieu une petite terrasse
circulaire de bois, légèrement sur-élevée,
et recouverte d'un toit pour protéger du
soleil. Un vrai petit coin de paradis. Et c'était
d'autant plus saisissant qu'on venait de quitter
l'atelier tout encombré de travailleurs
juste avant. Et puis d'imaginer qu'on était
en plein cur de Paris, c'était terrible.
C'est à peine si on entendait les voitures
au loin, en bruit de fond.
J'ai félicité Marine pour ce décor,
elle m'a expliqué que c'était sa
mère qui avait tout fait, qu'elle était
passionnée de jardinage, qu'elle passait
des heures, chaque jour, à entretenir le
jardin. Qu'il y a dix ans il n'y avait rien, juste
de la terre, ici une balançoire, là-bas
un ballon de foot crevé, et c'est tout.
Et voilà le résultat. D'ailleurs
sa mère était là, on est
allées lui dire bonjour. Elle a retiré
ses gants et nous a accueillies avec un grand
sourire. Elle avait l'air heureuse là-dedans.
Je lui ai demandé ce qu'elle faisait, elle
m'a expliqué que cette année, elle
s'essayait à la culture des orchidées,
que c'était difficile parce que ces fleurs
sont fragiles et demandent beaucoup de soin. Mais
que le résultat en valait la peine. Je
l'ai félicitée pour sa main verte.
Puis on est allées s'asseoir sur la petite
terrasse circulaire recouverte d'un toit, au milieu.
On était toutes les trois sur le banc,
moi au milieu, Julie à ma gauche et Marine
a ma droite. Elle a allumé une cigarette
et j'en ai fait autant. Je ne sais plus ce qu'elle
me racontait mais ça me faisait bien rire.
Et d'un coup j'ai senti une main sur mon épaule
: celle de Julie, en train de passer l'arme à
gauche. Elle était toute blanche ! Habituellement
elle a plutôt le teint pal, mais là
c'était presque livide, j'ai eu peur pour
elle. Elle m'a dit " je vais rentrer dans
la cuisine ". On s'est tout de suite levées
avec Marine pour aider Julie à se remettre
debout et on l'a accompagnée jusqu'à
la cuisine. Elle s'est assise sur une chaise,
on lui a amené du bon jus d'orange bien
frais, et après dix minutes elle allait
déjà beaucoup mieux. Ses joues avaient
repris des couleurs, ouf
On a décidé de ne pas trop tarder,
on est rentrées. Cette fois-ci en métro
pour éviter une trop longue marche inutile
au soleil. En arrivant j'ai conseillé à
Julie de s'allonger tandis que je suis partie
à la pharmacie acheter des aspirines. Depuis
le temps que je devais le faire
En lui amenant
le verre d'eau avec le cachet je lui ai demandé
ce qui lui était arrivé selon elle.
Elle ne sait pas, elle m'a répondu : "
il faisait chaud, j'étais pas bien
" Bon
Mais moi je crois savoir ce qu'il
s'est vraiment passé. Sans vouloir faire
ma psychologue à deux kopeks, je crois
qu'il y a une autre raison à ça.
Parce que la chaleur était là, c'est
sûr, mais il y a bien pire. A mon avis c'est
le jardin. L'aspect le plus frappant était
l'intimité qui y régnait. Et la
mère de Marine, on la sentait ancrée
à sa terre, passionnée par son travail.
On sentait que c'était chez elle, à
elle. Et je crois que chacun a besoin de se dire
" ici c'est chez moi. C'est là que
j'ai grandi, c'est là que je vis ".
Moi j'ai eu cette chance
mais pas Julie.
Elle m'en avait déjà parlé,
à La Rochelle. Elle est de partout et de
nulle part, et ça lui fait mal. A mon avis,
la découverte de ce jardin entretenu avec
amour l'a achevée, après le soleil.
Maintenant elle se repose. J'essaierai de la réveiller
pour manger, tout à l'heure.
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