journal intime
144 _ vendredi 18 avril 2003

Les colonnes de Buren

Ce matin le téléphone sonne. Drrring !… Drrring ! (c'est un vieux téléphone). Je devrais avoir honte : l'autre jour je disais que le monde appartenait à ceux qui se levaient tôt. Hors il était dix heures et Julie et moi étions encore en train de traîner au lit. Elle m'a dit : "Tu ne vas pas répondre ? _ Oh non… ça doit être ma mère, je la rappellerai tout à l'heure." Drring !… Le répondeur s'est enclenché et j'ai pu entendre ma voix expliquer que nous étions dans l'impossibilité de répondre et qu'il fallait laisser un message. Bip ! C'est alors que j'ai entendu la voix de David parler. Oups ! Je me suis levée en vitesse pour aller décrocher. Je lui avais pourtant téléphoné hier… Il est chez ses parents à Chartres, il s'ennuie beaucoup me dit-il. Et ce week-end ce sera pire avec une réunion de famille.
Quand je suis revenue dans la chambre Julie n'était plus là : elle prenait sa douche. Je me suis roulée une cigarette et j'ai ouvert la fenêtre pour la fumer. J'adore ça, fumer à ma fenêtre le matin, et regarder les gens dans Paris. Il y avait deux petits enfants sur le trottoir. Une petite fille et un petit garçon, qui devait être son frère vue la ressemblance des deux visages. La gamine venait apparemment d'apprendre quelque chose de sensationnel et s'évertuait à le raconter à son frangin : "Est-ce que tu crois que le soleil s'éteint ?
_ Ah oui ! la nuit ! !
_ Eh non ! Imagine que ça c'est le soleil, lui a-t-elle dit en montrant le lampadaire qui était au-dessus de leur tête et en face de la mienne. Et ça c'est la Terre, lui a-t-elle dit en montrant son poing fermé. Nous on est là. Comme je t'ai expliqué hier, la Terre tourne. Le jour on voit le soleil, et la nuit… on le voit plus ! Il fait tout noir ! !" Eh eh… moi je rigolais de l'écouter parler. Comme le soleil (le lampadaire) se trouvait juste entre elle et moi, elle m'a vue. Elle a eu un petit sourire gêné : autant ce qu'elle racontait était sensationnel pour son petit frère, autant elle devait bien se douter que moi je le savais déjà. Je lui ai dit bonjour, elle m'a répondu timidement…
A ce moment-là Julie est revenue dans la chambre enroulée dans une serviette et les cheveux tout mouillés. A mon tour d'aller prendre ma douche. Julie m'a informé qu'elle s'en allait acheter du pain. Alors je lui ai dit "Fais attention, il y a des scientifiques en bas de la rue..." Elle n'a pas bien compris.
Vingt minutes plus tard on était à table, devant notre petit déjeuner. Après ça on s'est fait deux sandwichs qu'on a fourrés dans un sac, et nous voilà parties en vadrouille dans Paris avec mon chien, vers un pays inconnu et nouveau juste à trois stations de métro : les colonnes de Buren. C'est un petit film que j'ai vu récemment qui m'a donné envie d'aller y faire un tour. On a parcouru le chemin à pied, faisant quelques détours par-ci par-là, ce qui nous a pris une bonne heure en tout. Il était une heure quand nous sommes arrivées. Pour ceux qui ne connaissent pas, les colonnes de Buren se trouvent dans une cour très vieille et très belle. Ces colonnes jonchent le sol, certaines sont toutes petites, d'autres plus hautes, et on peut s'amuser à les escalader ou à jouer à cache-cache si on n'a rien de mieux à faire.
La première chose que mon chien a faite en arrivant, c'est de courir après un ballon rouge en le poussant du museau. Et la propriétaire du ballon, une fillette, lui courait après en éclatant de rire et en s'écriant "Adonis ! Adonis !" Elle avait dû m'entendre prononcer son nom. Mais mon chien n'en faisait qu'à sa tête et est venu un peu plus tard déposer le ballon entre mes pieds tout content. La petite est venue le chercher, je lui ai donné et elle m'a remerciée tout gentiment. Puis elle a regardé mon chien droit dans les yeux, lui il remuait la queue devant le ballon rouge. Alors elle l'a lancé et le manège a recommencé : mon chien a couru après le ballon en le poussant du museau, et la fillette s'écriait "Adonis ! Adonis !" Ca me faisait bien rire… J'avais huit ans quand mes parents m'ont offert le chien. Il aime bien les mioches.
Avec Julie on s'est assises sur un petit morceau de colonne et on a attaqué les sandwichs. Je lui ai demandé si elle était déjà venue ici, elle m'a répondu oui bien sûr, et m'a raconté une petite anecdote. Je vais la retranscrire, en essayant de ne pas trop déformer ses propos. Mais comme me le dit mon institutrice de mère : le discours direct est plus vivant que le discours indirect. Julie racontait donc : "Une fois on était venu ici avec des cousins de la famille à mon père. C'était terrible ! On avait emmené des balles, on s'est amusé à se bombarder, on escaladait les colonnes, ou alors on se cachait derrière. Ca a bien duré une heure." Julie tout comme moi, aime bien faire des petits come-backs dans le passé, j'adore ça. Alors je lui ai dit : " Ben maintenant tu auras deux anecdotes : celle que tu viens de me raconter, et celle qu'on est en train de vivre ". Elle était sceptique : "Ca m'étonnerait que je me rappelle d'aujourd'hui.
_ Tu te rappelleras pas de moi ?
_ Bien sûr que si, mais sûrement pas des sandwichs et des colonnes…" Bon… alors je lui ai dit qu'il fallait qu'on fasse quelque chose d'extraordinaire qu'elle ne pourrait jamais oublié. Elle ne comprenait pas où je voulais en venir, alors j'ai continué : " il faut qu'on fasse un truc, tout de suite, maintenant, un truc inoubliable. " Julie était très incrédule et regardait autour d'elle ce qu'on pourrait bien faire de fantastique. J'ai alors eu une idée lumineuse.
J'ai appelé la petite fille qui jouait avec mon chien et lui ai demandé : "Tu crois que le soleil s'éteint ?
_ Heu… je sais pas…
_ A ton avis la nuit il est éteint le soleil ?
_ Ah oui ! Il fait noir, c'est qu'il est éteint…
_ Eh bien non. Regarde. Imagine que ça c'est le soleil, lui ai-je dit en montrant le visage de Julie, qui se retenait pour ne pas rire. Et ça c'est la Terre, lui ai-je dit en montrant son ballon rouge…" Et je lui ai ressorti le petit spitch entendu le matin. J'ai dû m'y reprendre à deux fois pour qu'elle comprenne, mais elle m'a alors regardée toute émerveillée, les yeux grands ouverts "Aaaaah ! ! ! d'accord !" Eh eh… Elle a regardé Julie : "c'est toi le soleil ? _ Oui…"
Voilà… Tu vois Julie, tu pourras dire qu'aux colonnes de Buren, tu auras servi de soleil pour les explications de ton amie Aglaia.

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