Tout le monde
ne le sait pas, mais le toit de la gare Montparnasse
est accessible au public et porte un joli nom
: le jardin de l'Atlantique. On y accède
directement à partir du trottoir, via un
gros ascenseur de verre qui décolle à
une dizaine de mètres dans les airs. De
là vous empruntez une petite passerelle
en bois, et vous voilà dans le jardin.
Rien de sensationnel, mais qu'on s'ennuie ici
ou qu'on s'ennuie ailleurs, s'il faut s'ennuyer
N'empêche que ce jardin est très
oppressant. Si l'intention de l'architecte était
de mettre le visiteur mal à l'aise, il
a réussi son coup. Par contre, si son intention
était d'offrir une agréable promenade
aux Parisiens, alors c'est ce qu'on appelle un
échec. Après la passerelle, c'est
une grosse allée en bitume. De là
avec Julie, on a suivi un petit chemin sur la
gauche, parsemé de cultures de roseaux
qui ne paient vraiment pas de mine. Le petit chemin
suivait une direction complètement incongrue
qui nous a amenées jusqu'à une cour
circulaire, cernée de hauts murs gris foncés
tout autour. Je pense que si quelqu'un reste trop
longtemps au milieu de cette cour, il finit par
étouffer. Alors on l'a quittée pour
nous rendre au milieu du jardin : un grand rectangle
de béton. Ou bien de bois, je ne sais plus.
Les matériaux choisis sont si bizarres
qu'on a bien du mal à mettre un nom dessus.
Sans parler des câbles métalliques
qui courent ça et là.
Dans un coin il y a un trou. Et comme on est sur
le toit de la gare (rappelons-le), on aperçoit
au fond de ce trou les voyageurs et leurs valises,
touts petits, dans le hall. On a envie de les
appeler, mais à coup sûr ils ne comprendraient
pas d'où vient cette voix. Et pour peu
qu'ils soient un peu croyants, ils penseraient
que c'est le bon Dieu qui les appelle de là-haut.
Mieux vaut donc éviter.
En plus d'être moche, ce jardin est agrémenté
en fond sonore du bruit des embouteillages qui
tournent autour, et du bourdonnement des trains
qui entrent en gare. Mais le clou du spectacle,
c'est cet énorme building planté
là, juste devant, à quelques mètres.
Les gens qui vivent là-dedans ont une vue
imprenable sur le jardin, ce qui pourrait être
pire. Le problème c'est que l'inverse est
vrai aussi : les promeneurs ont une vue imprenable
sur les logements. A tel point qu'on peut distinguer
le moindre regard sur la moindre photo accrochée
au moindre mur de la moindre cuisine. Pour moi,
ce spectacle était tout nouveau. C'est
fou à quel point on peut deviner la personnalité
des gens rien qu'à la façon dont
ils décorent leur appartement. Certains
à la mode ancienne, d'autres à la
mode moderne, d'autres in the middle. On devine
même que certains voisins doivent avoir
du mal à s'entendre, au vu de leur différence
de style.
C'est mercredi qu'on est allées là-bas
avec Julie. Mais je n'en ai pas parlé plus
tôt car j'avais besoin d'un peu de recul
pour parler de ce lieu si oppressant. Et puis
je n'écris qu'un texte par jour, ce n'est
pas suffisant pour dire tout ce qu'on fait ensemble.
Mais je ne pensais pas que j'aurais pu être
si sensible à un lieu, à une ambiance.
Et puis il m'a rappelé un autre lieu, à
La Rochelle, un autre jardin de l'Atlantique.
Ce n'est pas le nom officiel : on l'appelait ainsi
avec ma sur car ce jardin était magnifique
et à deux pas de l'océan. Je n'en
ai gardé que de très beaux souvenirs
sauf un. C'était un samedi soir, j'avais
peut-être treize ans, et j'étais
seule chez moi avec mon petit frère. Mes
parents devaient être au restaurant, et
ma sur avec son copain Vincent. Le téléphone
sonne. Drrring ! Je réponds. C'est ma sur
: elle était surexcitée, en larmes,
ses paroles fusaient et je n'y comprenais presque
rien. Elle s'était disputée avec
son copain, il avait beaucoup bu et avait quitté
son appartement. Elle avait peur qu'il fasse une
bêtise, comme se jeter à la mer.
Moi je ne savais pas quoi dire. Je lui ai simplement
conseillé de rester à l'attendre,
que ça ne servirait à rien d'essayer
de le retrouver. Mais ma sur n'écoutait
pas, elle a fini par raccrocher. Vingt minutes
après, le téléphone resonne.
Encore elle. Cette fois-ci c'était pire
: j'ai cru qu'elle était folle ou possédée.
Elle me criait dans les oreilles, elle était
dans une cabine au jardin de l'Atlantique, elle
pleurait de nervosité, et toutes les trois
phrases elle hurlait " Vincennnnt ! "
pour essayer d'appeler son copain dans la nuit
et le noir. Et ses cris résonnaient dans
la cabine et faisaient saturer le téléphone.
Elle ne m'écoutait plus du tout, et encore
une fois elle a fini par raccrocher. Moi j'étais
paralysée après ça, incapable
de faire quoi que ce soit, incapable de sortir
un mot à mon frère qui m'interrogeait
Puis tout s'est arrangé, son copain est
rentré et voilà.
Mais quand je repense à cette conversation
ça me fout des frissons dans le dos. On
aurait dit ma sur victime dans un film d'horreur,
hurlant à la mort, poursuivie par un fantôme
ou un démon. Et quand j'y pense, je me
dis que ce fut comme ça tout au long de
sa courte vie. J'ai l'impression qu'à un
moment, des démons se sont emparés
d'elle et ne l'ont plus lâchée jusqu'à
la fin. Et elle, elle avait beau appeler au secours,
personne ne l'entendait. Ou bien ceux qui l'entendaient
étaient impuissants
J'ai raconté ça à Julie,
elle m'a dit "Tu ne crois pas en Dieu mais
tu crois aux démons ?" Ben oui
ce n'est pas incompatible je pense
Elle,
elle croit très fort en Dieu. C'est fou
la force que ça lui donne, et à
quel point elle prend les choses du bon côté.
Elle n'en parle jamais, le seul signe extérieur
qui le montre c'est sa petite croix autour du
cou, et sa prière le soir. Comme on dort
dans le même lit, le premier soir je l'ai
entendue chuchoter. Alors je lui ai demandé
si elle ne voulait pas plutôt prier à
haute voix, et elle a accepté. Maintenant
le soir je l'entends réciter à côté
de moi, et rien que ça, ça suffit
à me reposer l'esprit et à me sentir
mieux. Elle prononce les phrases avec un calme
et une sérénité qui forcent
le respect. A la fin je lui demande d'en réciter
d'autres, mais elle me dit que c'est inutile,
qu'une seule prière suffit. Ah bon ? Moi
je croyais que plus on priait plus on avait de
chances d'être entendu
Mais non. Une
seule suffit, peut-être même zéro.
Moi des prières j'en connais des tonnes,
j'en ai appris plein autrefois. Mais Julie me
dit que ça aussi c'est inutile, qu'il suffit
de dire ce que j'ai sur le cur sans chercher
à répéter les choses que
j'ai apprises. Dans ce cas, j'ai perdu mon temps
à relire deux fois la Bible
Mais
même, je n'y arrive pas. Je commence à
prier, et quelques phrases plus tard mes paroles
s'évanouissent. Je n'arrive pas à
y croire. Je ne peux pas. Julie, elle sait. Mais
moi non. Prions pour que ça vienne un jour.
J'aimerais tellement
Demain tout le monde arrive : mon
copain, mon cousin, sa copine. Alors je n'écrirai
pas dans mon journal la semaine prochaine. Je
répondrai peut-être aux mails par
contre. Je reprendrai mon journal le lundi suivant,
le 28. Si vous voulez, vous pouvez vous inscrire
sur la liste de diffusion (dans le menu à
gauche) pour recevoir un e-mail lors de mon prochain
texte, dans huit jours. C'est très pratique.

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