journal intime
145 _ samedi 19 avril 2003

Jardin de l'Atlantique

Tout le monde ne le sait pas, mais le toit de la gare Montparnasse est accessible au public et porte un joli nom : le jardin de l'Atlantique. On y accède directement à partir du trottoir, via un gros ascenseur de verre qui décolle à une dizaine de mètres dans les airs. De là vous empruntez une petite passerelle en bois, et vous voilà dans le jardin. Rien de sensationnel, mais qu'on s'ennuie ici ou qu'on s'ennuie ailleurs, s'il faut s'ennuyer…
N'empêche que ce jardin est très oppressant. Si l'intention de l'architecte était de mettre le visiteur mal à l'aise, il a réussi son coup. Par contre, si son intention était d'offrir une agréable promenade aux Parisiens, alors c'est ce qu'on appelle un échec. Après la passerelle, c'est une grosse allée en bitume. De là avec Julie, on a suivi un petit chemin sur la gauche, parsemé de cultures de roseaux qui ne paient vraiment pas de mine. Le petit chemin suivait une direction complètement incongrue qui nous a amenées jusqu'à une cour circulaire, cernée de hauts murs gris foncés tout autour. Je pense que si quelqu'un reste trop longtemps au milieu de cette cour, il finit par étouffer. Alors on l'a quittée pour nous rendre au milieu du jardin : un grand rectangle de béton. Ou bien de bois, je ne sais plus. Les matériaux choisis sont si bizarres qu'on a bien du mal à mettre un nom dessus. Sans parler des câbles métalliques qui courent ça et là.
Dans un coin il y a un trou. Et comme on est sur le toit de la gare (rappelons-le), on aperçoit au fond de ce trou les voyageurs et leurs valises, touts petits, dans le hall. On a envie de les appeler, mais à coup sûr ils ne comprendraient pas d'où vient cette voix. Et pour peu qu'ils soient un peu croyants, ils penseraient que c'est le bon Dieu qui les appelle de là-haut. Mieux vaut donc éviter.
En plus d'être moche, ce jardin est agrémenté en fond sonore du bruit des embouteillages qui tournent autour, et du bourdonnement des trains qui entrent en gare. Mais le clou du spectacle, c'est cet énorme building planté là, juste devant, à quelques mètres. Les gens qui vivent là-dedans ont une vue imprenable sur le jardin, ce qui pourrait être pire. Le problème c'est que l'inverse est vrai aussi : les promeneurs ont une vue imprenable sur les logements. A tel point qu'on peut distinguer le moindre regard sur la moindre photo accrochée au moindre mur de la moindre cuisine. Pour moi, ce spectacle était tout nouveau. C'est fou à quel point on peut deviner la personnalité des gens rien qu'à la façon dont ils décorent leur appartement. Certains à la mode ancienne, d'autres à la mode moderne, d'autres in the middle. On devine même que certains voisins doivent avoir du mal à s'entendre, au vu de leur différence de style.
C'est mercredi qu'on est allées là-bas avec Julie. Mais je n'en ai pas parlé plus tôt car j'avais besoin d'un peu de recul pour parler de ce lieu si oppressant. Et puis je n'écris qu'un texte par jour, ce n'est pas suffisant pour dire tout ce qu'on fait ensemble. Mais je ne pensais pas que j'aurais pu être si sensible à un lieu, à une ambiance. Et puis il m'a rappelé un autre lieu, à La Rochelle, un autre jardin de l'Atlantique. Ce n'est pas le nom officiel : on l'appelait ainsi avec ma sœur car ce jardin était magnifique et à deux pas de l'océan. Je n'en ai gardé que de très beaux souvenirs… sauf un. C'était un samedi soir, j'avais peut-être treize ans, et j'étais seule chez moi avec mon petit frère. Mes parents devaient être au restaurant, et ma sœur avec son copain Vincent. Le téléphone sonne. Drrring ! Je réponds. C'est ma sœur : elle était surexcitée, en larmes, ses paroles fusaient et je n'y comprenais presque rien. Elle s'était disputée avec son copain, il avait beaucoup bu et avait quitté son appartement. Elle avait peur qu'il fasse une bêtise, comme se jeter à la mer. Moi je ne savais pas quoi dire. Je lui ai simplement conseillé de rester à l'attendre, que ça ne servirait à rien d'essayer de le retrouver. Mais ma sœur n'écoutait pas, elle a fini par raccrocher. Vingt minutes après, le téléphone resonne. Encore elle. Cette fois-ci c'était pire : j'ai cru qu'elle était folle ou possédée. Elle me criait dans les oreilles, elle était dans une cabine au jardin de l'Atlantique, elle pleurait de nervosité, et toutes les trois phrases elle hurlait " Vincennnnt ! " pour essayer d'appeler son copain dans la nuit et le noir. Et ses cris résonnaient dans la cabine et faisaient saturer le téléphone. Elle ne m'écoutait plus du tout, et encore une fois elle a fini par raccrocher. Moi j'étais paralysée après ça, incapable de faire quoi que ce soit, incapable de sortir un mot à mon frère qui m'interrogeait… Puis tout s'est arrangé, son copain est rentré et voilà.
Mais quand je repense à cette conversation ça me fout des frissons dans le dos. On aurait dit ma sœur victime dans un film d'horreur, hurlant à la mort, poursuivie par un fantôme ou un démon. Et quand j'y pense, je me dis que ce fut comme ça tout au long de sa courte vie. J'ai l'impression qu'à un moment, des démons se sont emparés d'elle et ne l'ont plus lâchée jusqu'à la fin. Et elle, elle avait beau appeler au secours, personne ne l'entendait. Ou bien ceux qui l'entendaient étaient impuissants…
J'ai raconté ça à Julie, elle m'a dit "Tu ne crois pas en Dieu mais tu crois aux démons ?" Ben oui… ce n'est pas incompatible je pense… Elle, elle croit très fort en Dieu. C'est fou la force que ça lui donne, et à quel point elle prend les choses du bon côté. Elle n'en parle jamais, le seul signe extérieur qui le montre c'est sa petite croix autour du cou, et sa prière le soir. Comme on dort dans le même lit, le premier soir je l'ai entendue chuchoter. Alors je lui ai demandé si elle ne voulait pas plutôt prier à haute voix, et elle a accepté. Maintenant le soir je l'entends réciter à côté de moi, et rien que ça, ça suffit à me reposer l'esprit et à me sentir mieux. Elle prononce les phrases avec un calme et une sérénité qui forcent le respect. A la fin je lui demande d'en réciter d'autres, mais elle me dit que c'est inutile, qu'une seule prière suffit. Ah bon ? Moi je croyais que plus on priait plus on avait de chances d'être entendu… Mais non. Une seule suffit, peut-être même zéro. Moi des prières j'en connais des tonnes, j'en ai appris plein autrefois. Mais Julie me dit que ça aussi c'est inutile, qu'il suffit de dire ce que j'ai sur le cœur sans chercher à répéter les choses que j'ai apprises. Dans ce cas, j'ai perdu mon temps à relire deux fois la Bible… Mais même, je n'y arrive pas. Je commence à prier, et quelques phrases plus tard mes paroles s'évanouissent. Je n'arrive pas à y croire. Je ne peux pas. Julie, elle sait. Mais moi non. Prions pour que ça vienne un jour. J'aimerais tellement…
Demain tout le monde arrive : mon copain, mon cousin, sa copine. Alors je n'écrirai pas dans mon journal la semaine prochaine. Je répondrai peut-être aux mails par contre. Je reprendrai mon journal le lundi suivant, le 28. Si vous voulez, vous pouvez vous inscrire sur la liste de diffusion (dans le menu à gauche) pour recevoir un e-mail lors de mon prochain texte, dans huit jours. C'est très pratique.

Julie et moi
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