journal intime
135 _ vendredi 4 avril 2003

Robert Johnson

Quand je suis arrivée à Paris début janvier, mon cousin me parlait souvent de la fille du bar-tabac d'en bas. Dès la première matinée du premier lundi, alors qu'il se sauvait à l'université, je lui ai demandé : "Où c'est que je peux acheter des cigarettes ici ?" Il m'a répondu : "Y a un bar-tabac au coin de la rue. Et tu vas voir la vendeuse, hmmm…" Effectivement, j'ai vu la vendeuse, hmmm…
Ensuite, il me répétait chaque jour "demain matin je lui demande son prénom". Mais il répétait il répétait, et ne faisait rien. Alors je l'ai menacé : "si ce soir tu ne connais pas son prénom, eh bien c'est moi qui vais lui demander". Il était énervé, mais le soir il connaissait le prénom. Merci qui ? Merci la cousine. Un jour il me sort comme ça : "tu verrais elle est blonde avec des reflets cuivre, des yeux bleu-verts…" Attends, lui ai-je dit, je vais acheter mon tabac tous les matins, je sais bien comment elle est ! Un peu plus tard, j'ai eu l'occasion de parler une vingtaine de minutes avec la fille, un soir, alors que son père fermait la boutique. Alors j'ai raconté ça à mon cousin. Il était jaloux ! Attends, lui ai-je dit, moi j'ai un copain, et elle n'est pas lesbienne à ce que je sache. Et moi non plus.
Et puis il me répétait sans cesse, je vais l'inviter à boire un pot. Mais il répétait il répétait, et ne faisait rien. Alors je l'ai menacé : "si ce soir tu ne l'as pas invitée, c'est moi qui vais lui proposer de venir boire un café ici". Il était énervé, mais il s'est lancé. Et elle a accepté. Merci qui ? Merci la cousine. Depuis quelques jours, ils sortent ensemble. J'ai hésité à en parler ici, dans mon journal, vu que mon cousin va tout lire. Mais tant pis, c'est comme ça, je ne vais pas m'empêcher de raconter une jolie histoire d'amour à cause de lui.
Mine de rien avec tout ça, pour la deuxième semaine de vacances, entre Julie, mon copain, mon cousin et sa copine aux cheveux blonds avec des reflets cuivre et des yeux bleu-verts, on sera cinq dans l'appartement. Ca va être du propre. On vivra comme ça relax, y aura les matelas par-terre, les voisins seront furax, on fera un boucan d'enfer. Retour au temps des hippies ! Je n'ai plus qu'à me passer des fleurs dans les cheveux et à fumer le calumet de la paix.

Il y a une maison à La Nouvelle Orléans, qu'on appelle la maison du soleil levant. Quelle jolie phrase pour un début de printemps ! Dommage qu'elle ne soit pas de moi. Avec ma connaissance pitoyable de la langue de Shakespeare, j'arrive quand même à traduire quelques petits bouts de chansons par-ci par-là. J'ai cette phrase en tête, ces temps-ci. Je suis très Louisiane, depuis quelques jours. C'est à cause de David, qui n'arrête pas de me passer des vieux blues de l'époque des ghettos du Mississipi, quand ils jouaient de la musique sur un bout de bois avec des cordes, qu'ils donnaient des concerts dans les bistrots paumés, qu'ils jouaient uniquement pour le plaisir, en transpirant au soleil après une journée de travail dans les champs. Ca c'était bon. J'aimerais bien aller là-bas, à La Nouvelle Orléans, ou à Memphis dans le Tennessee, enfin dans le quartier de l'embouchure du Mississipi, faire un remake de Tom Sawyer c'est l'Amérique le pays de la liberté.
Mais pas ailleurs. L'Amérique ne m'attire pas du tout. Et à choisir je préfèrerais aller dans le Sud, genre Brésil, plutôt que dans le Nord. Imaginez New-York, comme ça doit être laid. Et Washington… Et pire, Los Angeles et Las Vegas, pays du fric et du bizness, symbole de tout ce que je rejette. Et n'allez pas croire que c'est dû aux événements actuels, non non, mon dégoût des States date de bien avant, et je l'ai hérité de ma tendre sœur. Seulement voilà, il y a quand même un petit coin que j'aimerais bien visiter : La Louisiane et le Tennessee. Tout vient de là-bas, en musique. C'est le point zéro. Et David me le fait découvrir. Lui il écoute de tout, et ça entre autres, et en plus il me raconte les petites histoires des grands artistes, il en a une connaissance incroyable, j'adore ça.
Ce matin, alors que je prenais ma douche, il a envoyé le son avec Robert Johnson. Voilà qui est bien bon ma foi. The guitariste. Mort jeune, après avoir enregistré seulement deux disques dans une chambre d'hôtel, mais qui a inspiré des milliers d'artistes. A commencer par les Stones d'ailleurs. Après je buvais mon café sous ses paroles, et je me disais qu'aucune musique ne pouvait mieux représenter un réveil matinal. Tu sais, quand tu es reposé par une longue nuit d'amour, mais déçu de ne pas la prolonger, énervé de devoir aller travailler, mais content de ne pas encore y être. J'ai commencé à feuilleter le petit livret fourni avec le disque, et ça m'a mise drôlement en retard. Mais c'était passionnant. J'en ai même oublié de finir mon café, qui était tout froid. Dommage, le livret était en anglais, et l'anglais et moi, ça fait deux. Mais il y avait de belles images. Robert Johnson, dans un costard cravate tout de travers, un chapeau, et un immense sourire sur les lèvres. Tu m'étonnes, ils prenaient tellement rarement des photos à l'époque, qu'il valait mieux ne pas les rater et s'habiller décemment. Quoiqu'il y en a une autre où il n'a plus le sourire, où celui-ci a été remplacé par une longue cigarette, qui entre parenthèses n'est même pas allumée. Et puis il y a des images de ses amis, des musiciens qu'il a inspirés, presque tous des Noirs. Et des photos de là-bas. Et puis une copie de l'acte de décès, il avait vingt-six ans apparemment, mais cette information n'est pas certaine. Et puis j'ai lu l'aventure terrible de sa mort. J'espère que j'ai bien compris, parce que c'était en anglais. Robert était attiré par une lady, et le mari de cette lady était jaloux. Lors d'une pause à un concert, on a offert une bouteille de whisky à Robert. Son copain a saisi la bouteille et l'a brisée sur le sol, lui disant : " Man, ne bois jamais dans une bouteille déjà ouverte, tu sais pas ce qu'il peut y avoir dedans ". Robert a répondu : " Man, ne casse plus jamais une bouteille qui est entre mes mains ". Un peu plus tard, une seconde bouteille fut apportée. Robert a bu… et il est mort empoisonné.
Pourtant c'était un bon. A côté de lui, Carlos Santana peut ranger sa guitare, remballer sa daube, se rhabiller et rentrer chez lui.

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