Dans la vie, il
faut avoir des repères. Des choses importantes
qu'on ne doit pas perdre de vue, des choses qui
passent avant d'autres, des choses cruciales.
Et parmi celles-ci, en haut de la liste : le tabac.
Dans la Supplique de Brassens, lors du naufrage
du bateau le capitaine crie : "Sauvez le
vin et le pastis d'abord !" Eh bien chez
nous, c'est "Sauvez les feuilles et le tabac
d'abord !" Eh oui, il y a des choses avec
lesquelles il ne faut pas rigoler. Aucune situation
n'est désespérée tant qu'il
y a quelque chose à fumer.
Je précise pour les plus jeunes : c'est
de l'humour bien sûr. Il ne faut pas fumer.
Regardez où ça m'a menée
: une totale dépendance. Quoique j'ai bien
diminué ces derniers temps, je tourne à
dix cigarettes par jour.
Mais samedi après-midi, nous étions
en rade avec David. On en avait bien quelques-unes,
mais nous avions décidé de passer
faire le plein au bureau de tabac. Alors autant
ne pas s'encombrer les poches. David m'affirmait
que le bureau ouvrait à 14H30 le samedi.
Moi je lui disais que non, samedi ou pas c'était
15H00. Et j'avais raison
Conclusion, on
a dû patienter vingt minutes devant la porte
du tabac, et vingt minutes, c'est long. J'ai donc
proposé à David de demander aux
passants s'ils pouvaient nous dépanner
un petit peu, il m'a dit d'accord. Je n'aime pas
trop faire ça, j'ai l'impression de passer
pour une taxeuse qui demande la charité.
Mais là, ça se voyait bien qu'on
était bêtement planté devant
la boutique fermée.
Une femme est passée, dans les vingt-cinq
ans, chaussures à talon, sac à main
en cuir noir, la démarche très droite.
Je me suis approchée : "Bonjour, est-ce
que vous auriez une petite cigarette pour nous
s'il vous plaît ?" Eh bien elle ne
m'a même pas regardée
Rien,
complètement snobée. Je ne sais
pas, elle devait être aveugle et sourde,
ou bien c'est moi qui étais invisible et
inaudible, je sais pas
Voilà où
on est arrivé. Encore une fois je fais
appel à Brassens : on ne plus s'adresser
à une inconnue dans la rue. Si elle m'avait
dit non j'aurais compris, pas de problème.
Mais là
Si elle était inquiète,
ce serait bien la première fois de ma vie
que j'aurais fait peur à quelqu'un, ce
n'est pas possible.
Ca me rappelle une séance de cinéma
avec ma sur, autrefois. On discutait du
film, elle devait encore une fois m'expliquer
l'histoire vu que je ne comprends jamais rien
aux histoires dans les films, et elle fumait en
même temps. Un gars est arrivé :
"J'peux avoir une clope s'te plaît
? _ Non. _ Pourquoi ? _Parce que je travaille
pour me les payer, c'est cher, je les garde pour
moi, c'est tout." On dira ce qu'on voudra,
mais au moins c'était honnête. Pas
comme cette femme qui m'a complètement
ignorée. Alors qu'elle s'éloignait,
David m'a dit : "Elle doit être mal
baisée". Eh eh
il me fait rire
avec ses réflexions tranchantes et sans
appel. N'exagérons pas.
Tant pis, ce n'était que partie remise.
Un homme est passé, pas tout jeune. Je
lui ai demandé, et il ne nous a pas donné
une cigarette mais deux ! C'est bien aimable.
Par contre après, il nous a tenu la jambe
un quart d'heure. Il était bourré.
Pas complètement, il marchait droit, ses
paroles étaient à peu près
compréhensibles, mais on sentait bien qu'il
avait un petit coup dans le nez. Il a beaucoup
parlé à David, mais pas une seule
fois à moi. Et pour cause : c'est de moi
qu'il parlait. Moi ça m'amusait, mais David
beaucoup moins je crois. En gros il lui disait
: "T'as de la chance d'être jeune.
Moi je suis divorcé, je suis tout seul
dans mon lit." Je voyais que David se retenait
pour pas l'envoyer balader, mais le bureau allait
ouvrir d'un moment à l'autre, alors il
gardait patience. Quand la boutique a ouvert et
qu'on a quitté notre bienfaiteur, celui-ci
a dit à David : "Ce soir avec ta copine,
tu penseras à moi", en lui faisant
un clin d'il.
Un peu plus tard, j'ai demandé à
David pourquoi il avait été si désagréable
avec cet homme pourtant plutôt gentil et
généreux, et même un peu marrant.
Il m'a répondu que si on commençait
à sympathiser avec un type comme ça,
on ne s'en sortait plus. Il doit avoir raison.
On s'est baladé tout l'après-midi,
ce qui est rare avec David. Moi j'adore ça,
mais lui un peu moins. Mais samedi ça n'a
posé aucun problème. L'avantage
quand je suis avec lui, c'est que je peux entrer
dans les magasins, de fringues par exemple, pendant
que lui garde le chien à l'entrée.
A propos du chien, il s'y fait peu à peu,
mais ce ne fut pas sans peine. Au début,
quand on traînait dans le lit ou dans le
canapé, et que je me levais pour aller
sortir Adonis, il me disait : "Y fait chier
ton clebs". Alors je lui répliquais
qu'il ne s'appelait pas Tonclebs mais Adonis.
Alors maintenant il dit "Y fait chier Adonis",
ce qui est beaucoup mieux. C'est vrai, quoi, un
peu de respect pour les clébards !
J'ai donc pu m'acheter un truc. Mais je n'ai pas
abusé de sa patience, je ne suis pas restée
longtemps dans le magasin ni dans les cabines
d'essayage. Une heure ou deux à tout casser.
Non, une vingtaine de minutes, c'était
largement suffisant.
Le soir, on a retrouvé des amis pour un
concert de reggea gratuit, à moitié
dans une halle, à moitié en plein
air. Il y avait entre autres mon cousin, qui va
probablement passer la plupart de ses week-ends
ici maintenant qu'il a une copine. Entre elle
et Poitiers, il n'y a pas photo. Le concert était
très chouette, il y avait au moins quinze
musiciens sur scène. Des djembés,
des cuivres, des guitares, un chanteur. Et beaucoup
de monde. Mon chien n'était pas à
l'aise, il n'aime pas ces endroits bondés
de gens qui bougent, où il fait noir, et
où on fume de l'herbe de partout.
J'ai eu froid. C'est de ma faute, je suis partie
peu couverte, sachant pourtant qu'on ne reviendrait
pas avant la nuit. David m'a réchauffée.
Il avait un peu bu à ce moment-là,
c'était vers la fin du concert. Il a passé
sa veste sur moi en faisant des bisous sur mon
épaule découverte, m'expliquant
qu'elle était très belle. C'est
bien la première fois qu'on me fait des
compliments sur mon épaule gauche
Julie arrive vendredi soir. Dans quatre jours.
Je n'ai jamais attendu quelqu'un avec autant d'impatience.
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