journal intime
136 _ lundi 7 avril 2003

Le concert

Dans la vie, il faut avoir des repères. Des choses importantes qu'on ne doit pas perdre de vue, des choses qui passent avant d'autres, des choses cruciales. Et parmi celles-ci, en haut de la liste : le tabac. Dans la Supplique de Brassens, lors du naufrage du bateau le capitaine crie : "Sauvez le vin et le pastis d'abord !" Eh bien chez nous, c'est "Sauvez les feuilles et le tabac d'abord !" Eh oui, il y a des choses avec lesquelles il ne faut pas rigoler. Aucune situation n'est désespérée tant qu'il y a quelque chose à fumer.
Je précise pour les plus jeunes : c'est de l'humour bien sûr. Il ne faut pas fumer. Regardez où ça m'a menée : une totale dépendance. Quoique j'ai bien diminué ces derniers temps, je tourne à dix cigarettes par jour.
Mais samedi après-midi, nous étions en rade avec David. On en avait bien quelques-unes, mais nous avions décidé de passer faire le plein au bureau de tabac. Alors autant ne pas s'encombrer les poches. David m'affirmait que le bureau ouvrait à 14H30 le samedi. Moi je lui disais que non, samedi ou pas c'était 15H00. Et j'avais raison… Conclusion, on a dû patienter vingt minutes devant la porte du tabac, et vingt minutes, c'est long. J'ai donc proposé à David de demander aux passants s'ils pouvaient nous dépanner un petit peu, il m'a dit d'accord. Je n'aime pas trop faire ça, j'ai l'impression de passer pour une taxeuse qui demande la charité. Mais là, ça se voyait bien qu'on était bêtement planté devant la boutique fermée.
Une femme est passée, dans les vingt-cinq ans, chaussures à talon, sac à main en cuir noir, la démarche très droite. Je me suis approchée : "Bonjour, est-ce que vous auriez une petite cigarette pour nous s'il vous plaît ?" Eh bien elle ne m'a même pas regardée… Rien, complètement snobée. Je ne sais pas, elle devait être aveugle et sourde, ou bien c'est moi qui étais invisible et inaudible, je sais pas… Voilà où on est arrivé. Encore une fois je fais appel à Brassens : on ne plus s'adresser à une inconnue dans la rue. Si elle m'avait dit non j'aurais compris, pas de problème. Mais là… Si elle était inquiète, ce serait bien la première fois de ma vie que j'aurais fait peur à quelqu'un, ce n'est pas possible.
Ca me rappelle une séance de cinéma avec ma sœur, autrefois. On discutait du film, elle devait encore une fois m'expliquer l'histoire vu que je ne comprends jamais rien aux histoires dans les films, et elle fumait en même temps. Un gars est arrivé : "J'peux avoir une clope s'te plaît ? _ Non. _ Pourquoi ? _Parce que je travaille pour me les payer, c'est cher, je les garde pour moi, c'est tout." On dira ce qu'on voudra, mais au moins c'était honnête. Pas comme cette femme qui m'a complètement ignorée. Alors qu'elle s'éloignait, David m'a dit : "Elle doit être mal baisée". Eh eh… il me fait rire avec ses réflexions tranchantes et sans appel. N'exagérons pas.
Tant pis, ce n'était que partie remise. Un homme est passé, pas tout jeune. Je lui ai demandé, et il ne nous a pas donné une cigarette mais deux ! C'est bien aimable. Par contre après, il nous a tenu la jambe un quart d'heure. Il était bourré. Pas complètement, il marchait droit, ses paroles étaient à peu près compréhensibles, mais on sentait bien qu'il avait un petit coup dans le nez. Il a beaucoup parlé à David, mais pas une seule fois à moi. Et pour cause : c'est de moi qu'il parlait. Moi ça m'amusait, mais David beaucoup moins je crois. En gros il lui disait : "T'as de la chance d'être jeune. Moi je suis divorcé, je suis tout seul dans mon lit." Je voyais que David se retenait pour pas l'envoyer balader, mais le bureau allait ouvrir d'un moment à l'autre, alors il gardait patience. Quand la boutique a ouvert et qu'on a quitté notre bienfaiteur, celui-ci a dit à David : "Ce soir avec ta copine, tu penseras à moi", en lui faisant un clin d'œil.
Un peu plus tard, j'ai demandé à David pourquoi il avait été si désagréable avec cet homme pourtant plutôt gentil et généreux, et même un peu marrant. Il m'a répondu que si on commençait à sympathiser avec un type comme ça, on ne s'en sortait plus. Il doit avoir raison.
On s'est baladé tout l'après-midi, ce qui est rare avec David. Moi j'adore ça, mais lui un peu moins. Mais samedi ça n'a posé aucun problème. L'avantage quand je suis avec lui, c'est que je peux entrer dans les magasins, de fringues par exemple, pendant que lui garde le chien à l'entrée. A propos du chien, il s'y fait peu à peu, mais ce ne fut pas sans peine. Au début, quand on traînait dans le lit ou dans le canapé, et que je me levais pour aller sortir Adonis, il me disait : "Y fait chier ton clebs". Alors je lui répliquais qu'il ne s'appelait pas Tonclebs mais Adonis. Alors maintenant il dit "Y fait chier Adonis", ce qui est beaucoup mieux. C'est vrai, quoi, un peu de respect pour les clébards !
J'ai donc pu m'acheter un truc. Mais je n'ai pas abusé de sa patience, je ne suis pas restée longtemps dans le magasin ni dans les cabines d'essayage. Une heure ou deux à tout casser. Non, une vingtaine de minutes, c'était largement suffisant.
Le soir, on a retrouvé des amis pour un concert de reggea gratuit, à moitié dans une halle, à moitié en plein air. Il y avait entre autres mon cousin, qui va probablement passer la plupart de ses week-ends ici maintenant qu'il a une copine. Entre elle et Poitiers, il n'y a pas photo. Le concert était très chouette, il y avait au moins quinze musiciens sur scène. Des djembés, des cuivres, des guitares, un chanteur. Et beaucoup de monde. Mon chien n'était pas à l'aise, il n'aime pas ces endroits bondés de gens qui bougent, où il fait noir, et où on fume de l'herbe de partout.
J'ai eu froid. C'est de ma faute, je suis partie peu couverte, sachant pourtant qu'on ne reviendrait pas avant la nuit. David m'a réchauffée. Il avait un peu bu à ce moment-là, c'était vers la fin du concert. Il a passé sa veste sur moi en faisant des bisous sur mon épaule découverte, m'expliquant qu'elle était très belle. C'est bien la première fois qu'on me fait des compliments sur mon épaule gauche…
Julie arrive vendredi soir. Dans quatre jours. Je n'ai jamais attendu quelqu'un avec autant d'impatience.

Robert Johnsontexte précédent texte suivant Bon accueil