journal intime
138 _ jeudi 10 avril 2003

Une jolie maison

J'avais rendez-vous avec Caroline devant l'entrée de la cafétaria de sa faculté hier matin. J'arrive là-bas, elle était là. Nous sommes alors entrées dans ce lieu désagréable. Oui, désagréable, mais je dois dire que je n'étais pas très réveillée et pas de très bonne humeur à cause du métro. Les transports en commun à huit heures du matin, ça me casse en deux. En plus, la cafétaria n'était disponible qu'au quart, le reste était réservé pour accueillir une espèce de conférence-conseil, un truc où des professionnels viennent présenter leur travail, où les étudiants motivés viennent poser leurs questions, enfin pas un truc pour moi. Du moins pas hier matin. Résultat : tout le monde était confiné dans un petit espace.
On est allé demander un café puis on s'est cherché une place tant bien que mal. On en a trouvé deux à côté d'un étudiant qui étalait ses cours sur 1m50 de table. Ca c'est un truc que je n'ai jamais compris. Le gars, la bibliothèque est à cinquante mètres, il y serait bien plus au calme pour étudier, il ne consomme pas et il prend la place aux autres… Avant de nous asseoir Caroline lui a demandé si on pouvait s'installer, il a vaguement fait oui de la tête. J'avais envie de lui dire "Y manquerait plus que tu veuilles pas !"
J'ai sorti mon article sur l'atelier théâtre et l'ai fait lire à Caroline. Elle l'a trouvé impeccable, rien à redire, tant mieux. Il ne restait plus qu'à le faire valider par le prof, qui devait arriver d'un instant à l'autre. Une fille de la table à côté est venue nous demander si elle pouvait prendre la chaise libre à côté de nous. J'avais envie de lui dire "Du moment que je suis pas assise dessus tu prends la chaise que tu veux !" Voilà, on attendait… Heureusement l'espace était fumeur.
Ah oui, il y avait aussi un piano, comme dans beaucoup de cafets'. Un piano… et surtout un pianiste, et c'est là que le bât blessait. Quelle horreur ! Enfin lui il était mignon, mais le genre de beauté que je n'aime pas, la beauté de celui qui sait qu'il est beau et qui se la joue un peu. Un petit blondinet qui passait de temps en temps la main dans ses cheveux. Beethoven a dû encore une fois se retourner dans sa tombe : il a massacré la Lettre à Elise. Ce morceau, sans doute le plus joué au monde, est bâclé neuf fois sur dix. Et en général on n'en a que le début, la seconde partie était légèrement plus difficile. A chacun sa façon de jouer, à chacun sa façon de bâcler. Lui c'était la vitesse : à peine le temps de dire ouf qu'il était rendu à la fin. Je sais pas, peut-être qu'il faisait un concours de rapidité, j'en sais rien, peut-être qu'il se chronométrait. Il me semblait que le piano sonnait faux ou mal. J'ai regardé et j'ai mieux compris : le gars avait le pied posé sur la pédale et ne le décollait pas ! Toutes les notes se mélangeaient, c'était un véritable fiasco. J'avais envie de lui dire "Tu ferais mieux de poser ton cartable sur la pédale, tu te fatiguerais moins et ça aurait le même effet !".
Seul point positif : la radio. Je n'ai pas réussi à savoir quelle station c'était mais c'était chouette, ils passaient de l'ancien et du moderne. Quand le pianiste avait la bonne idée de ne pas jouer je pouvais écouter, et j'essayais d'imaginer tous ces artistes, chanteurs et chanteuses, au milieu de cette cafétaria. Parmi tous ces étudiants, ceux qui parlent trop, ceux qui ne décrochent pas un mot, ceux qui étalent leurs cours sur 1m50 de table, ceux qui jouent du piano sans aucun respect pour le morceau interprété et sans aucune humilité devant leur instrument. Jim Morrisson serait-il entré dans cette cafétaria ? S'il y était entré, y serait-il resté ? Je ne pense pas… J'aimerais bien recontrer, un jour, un vrai artiste.
Résumé de la suite : le prof est arrivé, il a lu mon article, la trouvé impeccable à une petite phrase près, l'affaire est classée, je suis allée en cours avec Caroline, j'avais emmené du travail, ensuite on est monté en voiture, on est passé prendre mon chien puis on est allées chez elle, à Etampes, dans l'Essonne, et c'est là que je reprends mon récit.
Etampes n'est pas une ville fantastique, loin de là, en revanche j'aime beaucoup la maison de Caroline, où elle vit avec son père. Elle est toute petite, c'est chouette. C'est exactement dans une maison comme ça que je voudrais vivre plus tard. Même si j'étais pleine d'argent et que j'avais de quoi me payer un palace, eh bien j'opterais pour une bicoque, pour une cabane. Ouais… Je vais fermer les yeux je vais rêver un peu. Ma maison, je la voudrais vieille. J'aime pas les bâtiments tout neufs et tout propres. Je préfère quelque chose qui a du vécu, qui a une histoire derrière lui. Je préfère un mur fissuré sur lequel grimpe du lierre, qu'un mur blanc recouvert de mastic. Je préfère des tuiles brisées et crasseuses, que des tuiles éclatantes. Un peu comme chez moi, à La Rochelle, notre maison n'est pas toute neuve, j'aime bien. Ensuite, je voudrais qu'elle soit petite, comme je l'ai dit. Ce n'est quand même pas très agréable ces grandes salles spacieuses, ces chambres immenses… aucune intimité là-dedans. Par contre, peu importe que ce soit à la ville ou à la campagne. Aucune importance. Même un petit appartement c'est très bien, du moment que le quartier est vieux.
Quand j'étais petite j'avais un livre d'images de maisons. L'une d'elles me faisait rêver : tout en bois, au bord d'un lac, dans la forêt, peut-être au Canada ? Je disais à ma mère que c'est celle-là que je voulais plus tard. Elle me répondait que c'était possible si je travaillais bien, qu'alors je pourrais me l'acheter. Quelle curieuse réponse à un enfant… Ca cassait tout le charme. Elle aurait quand même pu attendre que je découvre par moi-même que dans la vie il faut de l'argent pour réaliser ses rêves.
Ah il était beau ce livre… Certaines maisons étaient représentées sans toit : tu voyais tout l'intérieur, les meubles, les pièces, tout. Je trouvais cette idée magnifique. On voyait tout le petit cocon de l'intérieur. Et en plus, ils avaient pensé à dessiner les gens. Ils avaient l'air heureux et chacun à leur place : le Papa qui réparait la tondeuse dans le garage, la Maman qui faisait la cuisine et les enfants qui jouaient. Oui je sais, le pur cliché, mais moi c'est exactement ça que je voulais pour mon avenir. Si j'avais su que c'était n'importe quoi ! A l'époque, on aurait pu faire la même chose avec ma maison à moi. Enlever le toit et nous dessiner : ma mère à la cuisine, mon père au garage, moi qui regardais le livre de maisons, ma sœur pas très loin. Putain… C'est où tout ça ? Perdu à jamais, sauf dans ma mémoire. Tout le monde l'a oublié, tout le monde s'en fout sauf moi. Ce n'était rien qu'un rêve irréalisable, ces sales images de baraques sans toit. On ne devrait pas laisser ça entre des mains d'enfant. J'aurais mieux fait de parler d'Etampes plutôt que de maisons moi tiens. Mais là j'ai plus envie de parler.
Je vais retrouver David, il doit être rentré chez lui à l'heure qu'il est.

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