En fin de matinée
j'étais dans le bus, le chauffeur avait
mis la radio, c'était "Pour un flirt
avec toi". C'est nul ces chansons, ça
vaut pas un kopek, mais quand tu l'entends une
fois tu l'as en tête tout le reste de la
journée. Pourtant, j'aurais fait n'importe
quoi pour qu'il coupe le son. Après ça,
"Si j'avais un marteau", de Claude François.
Là je me suis dit en moi-même "
encore une chanson de ce genre et je sors de ce
bus ". Ben oui, il ne faut quand même
pas exagérer
Je revenais du Monoprix de Saint Augustin, vu
que c'est le plus proche de chez nous, et que
c'est presque toujours moi qui fais les courses.
Je n'avais pas grand chose, juste une poche de
provisions, des choses que j'avais oubliées
la dernière fois, comme je ne fais jamais
de liste. Et puis plutôt que de rentrer
à pied, j'ai voulu voyager un peu. Alors
j'ai pris un bus au hasard, vers une destination
inconnue et peut-être nouvelle. J'étais
assise tout à fait devant, près
du conducteur, près du bon son qu'il nous
donnait. Morceau suivant : Jimmy Cliff. Le reggea
commercial merci, hop j'appuie sur le bouton arrêt
et je descends.
J'ai marché comme ça, sans vraiment
savoir où j'étais, et je me suis
retrouvée devant un lycée. Il était
midi : les élèves sortaient tous
d'un seul bloc en discutant ou en rigolant. Moi
j'ai voulu entrer. C'est pas que l'ambiance du
lycée me manque, non, je suis très
contente de suivre mes cours par correspondance.
Mais bon, je n'avais rien à faire, et puis
j'aime bien pénétrer à l'intérieur
des vieux bâtiments. J'ai réussi
à m'infiltrer à contre-courant,
et à entrer dans la cour, qui d'ailleurs
était plutôt charmante, avec un petit
coin de verdure, des bancs, et un peuplier. Je
me suis assise près de l'arbre avec ma
poche Monoprix, je devais être très
élégante. Mais si l'habit ne fait
pas le moine, la poche Monoprix ne fait pas non
plus la consommatrice de base. J'ai commencé
à me rouler une cigarette, tranquille.
Et là, une femme vient me voir. Sans doute
une surveillante, parce que pas assez jeune pour
être élève, et une prof ne
serait pas venue ici. J'avais fini de rouler ma
cigarette, et elle me fait comme ça : "
vous voulez mon briquet ? " Moi : "
non ça va merci j'en ai un ". Elle
me regarde ébahie : " tu te fous de
ma gueule ? " C'est là que j'ai compris
qu'il était interdit de fumer dans l'enceinte
du bâtiment. J'ai rangé ma cigarette
pour plus tard en disant que je n'avais pas vu,
et elle est partie. Mine de rien, cette femme
était très désagréable.
Notez bien comme elle m'a parlé : elle
a d'abord employé le vouvoiement, puis
est passée au tutoiement. Est-ce une manière
correcte de procéder ?
A tous les coups je suis dans un lycée
privé, ai-je pensé. Eh bien j'avais
raison. J'avais entendu dire, en effet, qu'il
était interdit de fumer dans de nombreux
lycées privés, allez savoir pourquoi.
Pfff... et dire que Julie risque de se retrouver
là-dedans l'an prochain. Tiens à
propos de Julie, j'ai vu dernièrement que
son ancien appartement, près du canal,
était désormais occupé par
de nouveaux locataires. C'est bizarre, de changer
sans arrêt de lieu ainsi, moi ça
me dérangerait je crois. C'est important,
je pense, de se sentir vraiment chez soi quelque
part. D'avoir un lieu dans lequel tu as tes repères.
Cet appartement de Julie, je l'ai un jour décrit
dans mon journal. Et puis j'ai effacé le
texte, car le lendemain Julie m'avait téléphoné
en larmes, et dans ma tristesse j'avais supprimé
l'entrée de la veille. Peut-être
que certains d'entre vous s'en rappellent, c'était
en décembre, le 10. Eh bien je vais le
remettre, ce texte. Eh oui, il est ici. Deux textes
pour le prix d'un, ça s'passe comme ça
chez Aglaia.
Mais revenons à Julie : elle sera bientôt
ici, à Paris. Pour ses vacances. Je suis
trop impatiente, je sens qu'on va bien s'amuser
elle et moi. Allez, Julie, viens vite, j'ai des
trucs à te montrer. Deux semaines avec
elle, ça va être chouette. Je me
demande comment je vais faire pour écrire
dans mon journal pendant tout ce temps. La première
semaine ça ira car on sera seules toutes
les deux, David compte aller voir ses parents
qui vivent en province, en bons retraités
fatigués qu'ils sont. Mais la seconde,
il sera là, et peut-être même
qu'il y aura aussi mon cousin si Poitiers l'ennuie
trop. Je ne sais pas
A moins que j'apprenne
à Julie que je publie mon journal intime
sur le Net. Mais sans lui donner l'adresse ni
mon pseudo. Comme ça, Julie saurait ce
que je fais sur l'ordi, et ça m'éviterait
de me cacher. Et puis l'Internet et elle ça
fait deux, je crois même qu'elle n'y est
jamais allée de sa vie. Chez moi, à
La Rochelle, quand j'allumais l'ordi elle regardait
vaguement l'écran puis allait s'asseoir
sur le lit, pas tellement intéressée.
Il y a des gens qui n'accrochent pas trop, avec
ça. Donc si ça se trouve, si je
lui dis que je raconte ma vie sur le Net, elle
ne va même pas comprendre ce que ça
signifie.
Enfin c'est ce que je pense aujourd'hui, mais
peut-être que je changerai d'avis demain.
Parce qu'aujourd'hui, je me fous de tout. Il y
des jours comme ça où tout m'est
indifférent. La Terre tremble ? Pas de
problème. Ma mère lit mon journal
intime ? Pas de problème. Je rigole bien
sûr, ça m'embêterait bien qu'elle
tombe dessus.
A part ça, j'ai vu la conseillère
d'orientation hier, qui m'a renseignée
sur la façon dont on devient journaliste.
Bon alors il y a trois fameuses écoles,
mais elles sont privées, et vous savez
ce que je pense des écoles privées.
Il y a aussi des DUT, mais certainement pas pour
moi, ces machins là ça ressemble
trop au lycée. Je ne l'ai pas quitté
pour y retourner l'an prochain. Non, moi il me
faut une fac, où tu es en totale liberté,
où tu fais ce qui te chante. Si tu veux
travailler, tu travailles, si tu veux te la couler
douce, tu te la coules douce. Moi je veux travailler.
Mais à ma manière. Seule. J'irai
aux cours intéressants, et pour les cours
ennuyeux, je me trouverai de bons bouquins. Voilà
ce qu'il me faut. Conclusion, je vais m'inscrire
en fac de lettres. Je fais ça trois ans,
et après je me spécialise pour le
journalisme. Par contre, je crois qu'ils sont
en train de changer le système DEUG - licence,
franchement ils abusent, ils auraient pu attendre
que je sois passée avant de le faire.
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