Bien que je n'aie
pas encore dépassé la barre fatidique
des dix-huit ans, quand je pense à mon
enfance j'ai déjà l'impression d'assister
à un long film, infini et démodé.
Infini car je suis bien incapable de me rappeler
à quel moment il a commencé, et
que je me demande s'il est vraiment terminé.
Un peu comme ces énormes bouquins russes
qui n'ont ni introduction ni conclusion, et que
presque on pourrait les lire en commençant
par la fin, ce ne serait pas choquant. Et démodé,
parce que plus le temps passe, plus mes souvenirs
deviennent flous. J'ai de plus en plus de mal
à me rappeler comment j'étais enfant,
les images ne sont pas figées, elles deviennent
floues peu à peu. Les décors perdent
certains de leurs détails, la tapisserie
qui était jaune avec des maisons vertes
devient simplement jaune et verte, puis jaune,
et un jour on ne se rappelle plus de quelle couleur
elle était.
Le temps passe, et les choses se troublent. Pourtant
je me rappelle encore de la vision que j'avais
du monde, une vision d'en bas, normale j'étais
petite. Si je pense à ma grand-mère,
je la vois géante qui baisse les yeux sur
moi en souriant gentiment. Ah la la je l'adorais
ma grand mère, je l'adore encore d'ailleurs.
Elle a toujours été très
patiente avec moi, mais un jour j'ai poussé
le bouchon un peu loin pour je ne sais plus quelle
histoire, et elle m'avait grondée. Et moi
j'étais devenue toute triste, et je bredouillais
" beh Mamie
" Ben ouais
Ma mamie qui me disputait c'était le monde
à l'envers, je ne comprenais plus rien
! Et de m'entendre ainsi elle en avait été
malade de chagrin, elle s'en était voulu
à mort devant mon pauvre petit regard perdu
Tout ça pour dire que les souvenirs s'effacent
peu à peu, et pire, ils se démodent.
Je veux dire par là que ce qui m'entourait
à l'époque serait incongru aujourd'hui,
par exemple la balançoire dans le parc
de La Rochelle. Elle était toute bête,
en bois avec une planche reliée à
la barre par des cordes. Aujourd'hui les balançoires
publiques sont multicolores, les chaînes
sont en métal recouvert de plastique, et
l'armature est en plastique renforcé, c'est
laid, c'est neuf mais c'est laid. Et tout est
comme ça : les vêtements que je portais
alors, ne sont plus les vêtements que les
petits portent aujourd'hui, il y des différences
à peine perceptibles dans le tissu, les
boutons, la résistance du matériau,
c'est à peine visible mais moi j'ai l'impression
que c'est clair comme de l'eau de roche. Et plus
le temps passera, plus le fossé se creusera,
et plus ce sera clair. Et ma génération
est sans doute la dernière qui aura vécu
son enfance sans entendre jamais parler d'Internet.
Ce qui n'est pas plus mal, le Net est un endroit
assez vilain, au bout du compte
J'ai aussi l'impression qu'à un moment
donné de la vie, les gens arrêtent
de suivre le progrès. Nos grands-pères
portent des bérets, pourtant à un
moment la mode du béret s'est arrêtée,
eh oui, mais pour eux il était déjà
trop tard : ils avaient arrêté de
suivre la mode. C'est sans doute vers la retraite
que se situe ce moment-là.
Quand ma mère me parle de ses souvenirs
d'enfance, c'est impressionnant comme c'est anodin.
Elle vivait à Poitiers, du moins y a vécu
un long moment. Et s'il y a une ville où
il ne se passe jamais rien, c'est bien celle-ci.
Poitiers est une petite-grande ville perdue entre
le Centre et l'Ouest de la France, où le
seul événement marquant du siècle
dernier fut l'ouverture du Futuroscope, qui bientôt
sera démodé lui aussi. Et les deux
grands personnages de l'histoire de cette ville
sont Charles Martel, qui repoussa les Sarrasins
en 732, et Bill Gates, qui va bientôt installer
un stand x-box géant au Futuroscope. Bill
Gates à Poitiers, franchement, cherchez
l'erreur
Et comme il ne se passe jamais rien dans cette
ville, eh bien il ne s'est rien passé dans
l'enfance de ma mère. Mais alors rien du
tout, vous aurez beau chercher dans les archives,
vous ne trouverez pas l'ombre d'un événement
racontable.
Le matin elle allait à l'école,
le soir elle revenait, elle faisait ses devoirs
car c'est très important, ça, les
devoirs, et le soir elle mangeait avant d'aller
se coucher. Et j'imagine d'ici le repas : ma mère
à table avec les pieds qui ne touchent
même pas le sol, son frangin en face, son
père qui lit le journal au bout, et la
mère debout devant l'évier. Le pur
cliché, la bonne vieille image de l'ancien
temps, et pourtant je ne dois pas être bien
loin de la réalité
Et je vois
également les petits carreaux en mosaïque
sur le sol, et la tapisserie rayée, et
la hotte au-dessus de la gazinière. C'était
les années cinquante-soixante
Et pourtant, dans cette routine quotidienne, il
y eut par-ci par-là de bons petits moments
anodins mais qui, trente ans plus tard, font encore
briller les yeux de ma mère quand elle
nous les raconte. Par exemple quand à douze
ans elle s'en allait garder les enfants de la
voisine, et que celle-ci, pour la remercier, lui
offrait une tablette de chocolat. Ma mère
allait dévorer ce trésor toute seule,
jalousement. C'est l'un des grands moments de
son enfance. Et finalement, quand on arrive à
la fin de sa vie, des grands moments comme ça
il n'y en a guère que deux ou trois : une
promenade un dimanche après-midi, un petit
bouquin lu en une soirée, et c'est tout.
Mais c'est mille fois plus important pour nous
qu'Hiroshima ou Tchernobyl, ce sont les points
forts de nos pauvres petites vies d'être
humains. Nous sommes misérables, mais tellement
misérables qu'on pourrait se prendre en
pitié et se trouver charmants, dans le
fond
Bon là je suis en train de parler comme
une vielle qui a tout un passé derrière
elle, une dame qui aurait tout vécu et
qui prodigue sa vision des choses à ceux
qui l'écoutent. Mais c'est un peu ça,
non ? N'est-on pas déjà vieux quand
l'enfance est terminée ? En tous cas, l'essentiel
est passé, tout le reste n'est que détail.
Alors même quand on n'a pas encore franchi
la barre fatidique des dix-huit ans, on a déjà
tout vu, il n'y a plus rien à découvrir.
Par contre, tout reste encore à comprendre
Ce soir, avec mon cousin Greg on a passé
la soirée chez David, il y avait pas mal
de monde, et c'était vraiment agréable.
Mais ce que je viens de raconter me trottait dans
la tête depuis ce matin, je voulais donc
le dire dès maintenant.
J'ai aussi écrit une petite chanson en
trois couplets, les paroles sont ici.
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