journal intime
86 _ Mardi 21 janvier 2003

Souvenirs

Bien que je n'aie pas encore dépassé la barre fatidique des dix-huit ans, quand je pense à mon enfance j'ai déjà l'impression d'assister à un long film, infini et démodé.
Infini car je suis bien incapable de me rappeler à quel moment il a commencé, et que je me demande s'il est vraiment terminé. Un peu comme ces énormes bouquins russes qui n'ont ni introduction ni conclusion, et que presque on pourrait les lire en commençant par la fin, ce ne serait pas choquant. Et démodé, parce que plus le temps passe, plus mes souvenirs deviennent flous. J'ai de plus en plus de mal à me rappeler comment j'étais enfant, les images ne sont pas figées, elles deviennent floues peu à peu. Les décors perdent certains de leurs détails, la tapisserie qui était jaune avec des maisons vertes devient simplement jaune et verte, puis jaune, et un jour on ne se rappelle plus de quelle couleur elle était.
Le temps passe, et les choses se troublent. Pourtant je me rappelle encore de la vision que j'avais du monde, une vision d'en bas, normale j'étais petite. Si je pense à ma grand-mère, je la vois géante qui baisse les yeux sur moi en souriant gentiment. Ah la la je l'adorais ma grand mère, je l'adore encore d'ailleurs. Elle a toujours été très patiente avec moi, mais un jour j'ai poussé le bouchon un peu loin pour je ne sais plus quelle histoire, et elle m'avait grondée. Et moi j'étais devenue toute triste, et je bredouillais " beh Mamie… " Ben ouais… Ma mamie qui me disputait c'était le monde à l'envers, je ne comprenais plus rien ! Et de m'entendre ainsi elle en avait été malade de chagrin, elle s'en était voulu à mort devant mon pauvre petit regard perdu…
Tout ça pour dire que les souvenirs s'effacent peu à peu, et pire, ils se démodent. Je veux dire par là que ce qui m'entourait à l'époque serait incongru aujourd'hui, par exemple la balançoire dans le parc de La Rochelle. Elle était toute bête, en bois avec une planche reliée à la barre par des cordes. Aujourd'hui les balançoires publiques sont multicolores, les chaînes sont en métal recouvert de plastique, et l'armature est en plastique renforcé, c'est laid, c'est neuf mais c'est laid. Et tout est comme ça : les vêtements que je portais alors, ne sont plus les vêtements que les petits portent aujourd'hui, il y des différences à peine perceptibles dans le tissu, les boutons, la résistance du matériau, c'est à peine visible mais moi j'ai l'impression que c'est clair comme de l'eau de roche. Et plus le temps passera, plus le fossé se creusera, et plus ce sera clair. Et ma génération est sans doute la dernière qui aura vécu son enfance sans entendre jamais parler d'Internet. Ce qui n'est pas plus mal, le Net est un endroit assez vilain, au bout du compte…
J'ai aussi l'impression qu'à un moment donné de la vie, les gens arrêtent de suivre le progrès. Nos grands-pères portent des bérets, pourtant à un moment la mode du béret s'est arrêtée, eh oui, mais pour eux il était déjà trop tard : ils avaient arrêté de suivre la mode. C'est sans doute vers la retraite que se situe ce moment-là.
Quand ma mère me parle de ses souvenirs d'enfance, c'est impressionnant comme c'est anodin. Elle vivait à Poitiers, du moins y a vécu un long moment. Et s'il y a une ville où il ne se passe jamais rien, c'est bien celle-ci. Poitiers est une petite-grande ville perdue entre le Centre et l'Ouest de la France, où le seul événement marquant du siècle dernier fut l'ouverture du Futuroscope, qui bientôt sera démodé lui aussi. Et les deux grands personnages de l'histoire de cette ville sont Charles Martel, qui repoussa les Sarrasins en 732, et Bill Gates, qui va bientôt installer un stand x-box géant au Futuroscope. Bill Gates à Poitiers, franchement, cherchez l'erreur…
Et comme il ne se passe jamais rien dans cette ville, eh bien il ne s'est rien passé dans l'enfance de ma mère. Mais alors rien du tout, vous aurez beau chercher dans les archives, vous ne trouverez pas l'ombre d'un événement racontable.
Le matin elle allait à l'école, le soir elle revenait, elle faisait ses devoirs car c'est très important, ça, les devoirs, et le soir elle mangeait avant d'aller se coucher. Et j'imagine d'ici le repas : ma mère à table avec les pieds qui ne touchent même pas le sol, son frangin en face, son père qui lit le journal au bout, et la mère debout devant l'évier. Le pur cliché, la bonne vieille image de l'ancien temps, et pourtant je ne dois pas être bien loin de la réalité… Et je vois également les petits carreaux en mosaïque sur le sol, et la tapisserie rayée, et la hotte au-dessus de la gazinière. C'était les années cinquante-soixante…
Et pourtant, dans cette routine quotidienne, il y eut par-ci par-là de bons petits moments anodins mais qui, trente ans plus tard, font encore briller les yeux de ma mère quand elle nous les raconte. Par exemple quand à douze ans elle s'en allait garder les enfants de la voisine, et que celle-ci, pour la remercier, lui offrait une tablette de chocolat. Ma mère allait dévorer ce trésor toute seule, jalousement. C'est l'un des grands moments de son enfance. Et finalement, quand on arrive à la fin de sa vie, des grands moments comme ça il n'y en a guère que deux ou trois : une promenade un dimanche après-midi, un petit bouquin lu en une soirée, et c'est tout. Mais c'est mille fois plus important pour nous qu'Hiroshima ou Tchernobyl, ce sont les points forts de nos pauvres petites vies d'être humains. Nous sommes misérables, mais tellement misérables qu'on pourrait se prendre en pitié et se trouver charmants, dans le fond…
Bon là je suis en train de parler comme une vielle qui a tout un passé derrière elle, une dame qui aurait tout vécu et qui prodigue sa vision des choses à ceux qui l'écoutent. Mais c'est un peu ça, non ? N'est-on pas déjà vieux quand l'enfance est terminée ? En tous cas, l'essentiel est passé, tout le reste n'est que détail. Alors même quand on n'a pas encore franchi la barre fatidique des dix-huit ans, on a déjà tout vu, il n'y a plus rien à découvrir. Par contre, tout reste encore à comprendre…
Ce soir, avec mon cousin Greg on a passé la soirée chez David, il y avait pas mal de monde, et c'était vraiment agréable. Mais ce que je viens de raconter me trottait dans la tête depuis ce matin, je voulais donc le dire dès maintenant.
J'ai aussi écrit une petite chanson en trois couplets, les paroles sont ici.

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