journal intime
90 _ Mardi 28 janvier 2003

Jussieu

Ce midi j'étais complètement déconnectée de la réalité. Je suis sortie de chez moi en chaussons… Celle-là je ne l'avais encore jamais faite. Mais j'étais dans la lune, j'ai mis mon bonnet, j'ai fermé la porte à clé derrière moi et c'est en bas des marches de l'immeuble que je me suis rendue compte de la méprise.
Pourtant d'habitude je suis plutôt méthodique quand je fais quelque chose. Il se passe bien cinq minutes entre le moment où je décide de sortir et le moment où je sors effectivement. Mais là je ne sais pas, j'ai remarqué que depuis quelques temps j'avais tendance à rêver à tout bout de champ, je deviens incapable de me concentrer sur des choses matérielles. En sortant de chez moi j'étais encore dans l'URSS de Kroutchev ingurgitée le matin même, il faut dire qu'en ce moment je me passionne pour les relations internationales de 1945 à nos jours. C'est bizarre mais tous ces rebondissements entre l'Est et l'Ouest je trouve ça terrible. Au point même de sortir de chez moi en chaussons.
C'est une fois dans le porche, face à une flaque d'eau, que je me suis rendue compte de l'erreur. Bon ben je n'avais plus qu'à rebrousser chemin et remonter enfiler mes chaussures. En plus je n'allais pas à la porte à côté : j'avais rendez-vous à Jussieu, l'Université, je devais retrouver là-bas mon cousin Greg. Hélas, pas question d'emmener mon chien avec moi. Il a fallu que je lui explique que dans le métro les animaux comme lui étaient interdits, même les gentils, et puis pareil à l'Université, sauf ceux qui servent pour les expériences. Il n'a pas compris et en m'écoutant il était collé devant la porte, prêt à sortir le premier dés que je l'ouvrirais. Une fois sur le pallier je lui ai montré l'appartement du doigt : " tu rentres… " Ah la la il pleurait mon pauvre Adonis, ça m'a fait mal au cœur. Rien que pour ça je n'irai pas manger à la fac tous les jours.
Une fois dans le métro je suis entrée en infraction. Décidément c'est une habitude chez moi, dès que je prends le métro à Paris je deviens hors-la-loi. Un coup j'emmène mon chien, un coup je m'allume une cigarette… Mais je n'y peux rien, j'ai un vilain défaut, dès que je me retrouve à devoir patienter quelque part je me fume une clope pour tuer le temps. De toutes façons il n'y a jamais de contrôleurs là-dedans. Et puis le ticket est bien assez cher comme ça.
Me voilà à Jussieu. Qu'est-ce que c'est laid ! Un peu comme la Place des Vosges que j'ai vue hier, sauf que cette fois-ci les magnifiques bâtiments sont remplacés par de sales immeubles tout gris, ils ont voulu faire dans le futuriste apparemment, et ils ont manqué leur coup. En plus il paraît que certains étudiants qui avaient passé plusieurs années là-dedans avaient choppé un cancer de je-ne-sais-quoi à cause de l'amiante dans les plafonds. Ca donne envie d'étudier tout ça !
Si j'ai bien compris à Jussieu il y a deux universités en une seule : il faut dire que c'est aussi grand que moche. Et même plus grand que moche encore, et pourtant il y a de la marge. Ah oui, ça pourrait être encore bien plus moche par rapport à ce que c'est grand. En arrivant dans la cour, il y avait un jeune étudiant motivé qui distribuait des papelards sur la politique, tout ça… Je n'y ai donc pas échappé. J'ai lu le sous-titre : " Venez participé etc ". Avec un " é " à " participé ", vous avez bien lu. Eh bien moi un papier avec une faute comme ça dans le sous-titre, il part directement à la poubelle, c'est à dire par terre car Jussieu, en quelque sorte, est déjà une poubelle en lui-même.
On avait convenu d'un lieu de rendez-vous facile à retrouver avec mon cousin. Ce fut donc sans problème et j'étais bien contente de revoir David et Marine, eux aussi au rendez-vous. Je m'imaginais débarquer en chaussons au milieu du groupe, j'aurais eu l'air maligne ! On s'est dirigé vers le Restaurant Universitaire, RU pour les intimes, et là une queue énorme nous attendait. Encore une fois je m'apprête à m'allumer une cigarette, c'est mon cousin qui me retient. Mais on n'a le droit de fumer nulle part dans cette ville !
Je passe les détails du repas, rien d'exceptionnel. C'est après que ça devient palpitant…. (suspense….)
On s'est retrouvé dans un groupe avec tous les collègues de Greg. Et puis j'ai vu David s'en aller vers une machine à café pas loin, et comme j'adore le café je l'ai rejoint m'en payer un gobelet. Pendant que mon café coulait il s'est assis, apparemment il était un peu énervé, comme souvent, mais énervé contre ces personnes qu'on venait de quitter. Je me suis assise à côté de lui et il m'a dit " je me suis cassé parce que Sophie je sens que je vais être méchant avec elle ". Sophie c'était une fille du groupe, qui ne m'avait pas vraiment marquée mais qui semblait avoir pas mal de petites manières, enfin rien de vraiment flagrant. Mais apparemment elle et David avaient frisé l'engueulade le matin même. Et c'était en rapport avec le fameux papier qu'on m'avait distribué à l'entrée de la fac. David me disait " elle est communiste, elle milite et tout, elle nous emmerde avec ses papelards mais l'autre jour y avait une grève des trains elle a passé la journée à râler parce qu'elle pourrait pas rentrer chez elle ". En l'écoutant je pensais à Socialiste, la chanson de Renaud… Ceux qui militent pour des idées mais qui dans la vie sont très loin de ces idées. Et l'exemple de Sophie était encore plus flagrant que celui de la chanson. David était très nerveux, mais il faut dire que c'est dans sa nature, je commence à le connaître maintenant. Le groupe qu'on avait quitté est parti doucement dans une autre direction et David m'a dit " Tiens tu vois ils ont même pas vu qu'on avait foutu le camp. Tant mieux. "
Eh oui tant mieux, parce que moi je suis toujours plus à l'aise seule avec quelqu'un, qu'au milieu d'un groupe. Surtout tous ces étudiants qui ont quatre ou cinq ans de plus que moi. Et puis David je l'aime bien, il me fait bien rire avec ces coups de gueule dès que quelque chose ne tourne pas rond. On a bu notre café tranquillement et ce fut le meilleur moment de ma journée.
Ce soir j'étais encore au repas avec eux, mais repas officiel cette fois-ci. Avec tous les étudiants de leur promo. C'est pourquoi je ne me suis mise à mon clavier qu'à deux heures du matin. Mais je poursuivrai le récit demain.

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