journal intime
80 _ Lundi 13 janvier 2003

Le hangar

Aujourd'hui je suis retournée près de Strasbourg - Saint Denis, car le fait d'en avoir parlé hier soir dans mon journal m'avait donné envie d'y refaire un saut. Et comme la dernière fois, j'y ai revu tous ces petits hommes qui ne parlent pas un mot de français et qui tirent derrière eux une espèce de petite carriole chargée de cartons, remplis de vêtements. A un moment je les ai vus tous à la queue-leu-leu sur une cinquantaine de mètres, et même plus car au-delà la rue faisait un angle. Ils faisaient la queue pour entrer dans une espèce de hangar, Ducros Services, les transporteurs. Je croyais que c'était une grande entreprise, Ducros, d'ailleurs ça l'est certainement, mais ce hangar était tout miteux ! Tout petit, tout vieux, dans un bâtiment qui je crois n'est pas habité, et entièrement manuel. J'ai aperçu en passant les caisses de paiement, on aurait dit qu'elles étaient mécaniques, genre la calculette de Pascal, avec des boulons et des engrenages. Et puis des numéros écrits sur papier, et non pas sur un petit écran. Non j'exagère, mais j'ai vraiment eu l'impression de me trouver devant une boutique du siècle dernier. Et là dedans ça criait, ça piaillait, ça se chamaillait pour des places qu'ils essayaient de se piquer… Hou la la…
Je parle de ça parce qu'en passant devant le hangar, mon chien a éternué. Je ne sais pas ce qui l'a pris, il ne fait jamais ça d'habitude, j'espère qu'il n'est pas en train de se chopper un rhume… Mais il faut dire qu'il fait très froid.
Il a éternué devant un homme, un moustachu qui " travaillait " devant le hangar. Je mets des guillemets à " travaillait " car je crois qu'il faisait surtout semblant. En entendant Adonis éternuer il me sort comme ça : " Eh il faut lui mettre un manteau à lui aussi ! " Eh eh… J'ai fait semblant de rire pour lui faire plaisir avant de m'en aller, mais il a continué à me causer et finalement je suis restée un quart d'heure avec lui. Il se roulait sa clope en m'expliquant pourquoi il y avait tant de clients aujourd'hui. Les clients, c'était tous ces hommes qui trimballaient leur carriole. Il m'a dit qu'il y avait eu un grand salon du prêt-à-porter dans je ne sais plus quelle ville, d'où plein de commandes, qu'il y avait eu des problèmes de transport la semaine dernière, d'où plein de retard, et puis une troisième raison que j'ai oubliée. C'est vrai que les " clients " arrivaient par dizaines, que le les deux caissières à l'intérieur du hangar s'agitaient comme des folles, mais alors lui, tranquille, relax, il se roulait sa clope en rigolant, pas affolé le moins du monde par l'immense queue. Mais j'ai jeté un regard à l'intérieur du hangar et j'ai tout compris : il y avait un petit jeune, dix-huit ans, qui faisait le travail pour deux. Le pauvre, il devait prendre les cartons qui arrivaient sur le tapis roulant et les ranger dans un coin du hangar. Mais les cartons arrivaient beaucoup plus vite qu'il ne fallait de temps pour les ranger, il était en nage, il courait véritablement du tapis au mur, à un moment il a même trébuché mais n'a même pas pris le temps de regarder s'il était blessé… Il regardait parfois son collège moustachu et je crois qu'il n'osait pas lui demander de l'aider. Et l'autre il se roulait sa clope en rigolant. Ca me fait rire quand j'y pense mais ce n'est pas drôle, les vieux qui profitent de leur âge pour laisser le sale boulot aux jeunes.
En tous cas malgré sa blague du début il était bien sympa. Je l'ai quitté après un quart d'heure et voilà, encore une fois, quelqu'un qui restera pour moi le " compagnon d'un jour ou d'une année ", quelqu'un que je n'oublierai jamais. Quand je repasserai ici dans dix ans, je me rappellerai de lui et du bon moment que j'aurai passé, et de sa blague sur mon chien. Je ne sais pas si ce sera réciproque…
Je l'ai revu deux heures plus tard en revenant sur mes pas. C'était l'heure de la fermeture, alors depuis bien longtemps il était assis mollement sur une pile de cartons pendant que le chef et le petit jeune terminaient de ranger les cartons. Un dernier client est arrivé tout inquiet, un chinois qui parlait difficilement français, il avait un carton et voulait absolument qu'on lui embarque sa marchandise. Mais non, l'heure c'est l'heure, alors le chef refusait de lui peser son colis. Et comme le chinois insistait " mais mon patron il a dit ce soir ! " le chef s'est mis à lui crier dessus furieusement " tu te casses ou c'est moi qui te fais dégager ! " Eh ben… moi que croyais que dans le commerce le client était roi, je m'aperçois que ce n'est pas le cas partout… En tous cas si un jour j'ai des vêtements à expédier, je tâcherai d'arriver à l'heure !
Changement de sujet.
Ils ont dû être bien étonnés, ceux de ma classe, quand ils ne m'ont pas vue arriver lundi dernier, ni tous les autres jours de la semaine… Et tout particulièrement Noémie, elle qui était toujours à côté de moi en cours et qui passait son temps à papoter, elle doit bien se tourner les pouces, depuis… Je n'ai pas de téléphone portable et je n'ai pas l'intention d'en acheter. On a bien sûr une ligne fixe dans l'appartement mais j'ai dit à ma mère que si quelqu'un voulait me parler, il fallait d'abord qu'elle me le dise avant de lui refiler le numéro. Car je suis venue ici pour changer d'air et de vie, je ne veux donc pas me replonger sans cesse parmi toutes ces anciennes connaissances, ne serait-ce que par téléphone.
Mais Noémie a téléphoné chez moi, et c'est mon petit frère qui a répondu. Ils ont parlé un petit peu, comme ça, il lui a expliqué où j'étais et pour quelle raison, et elle avait l'air de réfléchir en l'écoutant. Etonnée, bien sûr, que moi qui n'avais jamais quitté La Rochelle je me retrouve parachutée dans la capitale, mais ça ne l'a pas choquée non plus, comme si elle se doutait que ça arriverait. Elle a demandé pas mal de détails, mais n'a pas cherché à savoir mon nouveau numéro. C'est vrai que c'est quand même plus à moi qu'à elle de l'appeler, après le mal que je lui ai causé… Je le ferai, mais plus tard. Je veux d'abord penser à moi. Et surtout je veux rencontrer de nouvelles personnes, ce qui n'est pas très facile avec la vie que je mène, et finalement les seules connaissances que je peux me faire ce sont les copains et copines de Greg, qui sont plus âgés que moi et que je ne connais presque pas encore. A ce propos demain soir il va en inviter quelques-uns, alors je n'écrirai pas, ça risque de se terminer tard… Et désormais j'écrirai l'après-midi plutôt que le soir, c'est plus commode pour moi.
Et je n'ai encore pas parlé de Julie. Mais ce texte se fait long. Ce sera pour la prochaine fois.

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